Il n’en reste qu’une. Il faut presque zoomer sur la carte électorale pour l’apercevoir, mais elle est bien là. Toute petite au milieu d’une marée bleue.

La circonscription d’Edmonton Strathcona. Un village gaulois néo-démocrate. La seule circonscription non conservatrice de l’Alberta et de la Saskatchewan. Dans Battle River–Crowfoot, dans le sud de l’Alberta, les conservateurs ont récolté 85,5 % des votes… un résultat quasi soviétique. Des ministres sont tombés au combat, et pas des moindres : le vétéran Ralph Goodale à Regina et Amarjeet Sohi à Edmonton.

Lors des élections de 2015, l’Alberta avait envoyé une délégation de quatre députés libéraux et d’une députée néo-démocrate à la Chambre des communes. La disparition des libéraux du paysage politique de l’Alberta et de la Saskatchewan n’est pas nécessairement une surprise, mais elle est un symptôme de la montée d’un régionalisme de l’Ouest qui tend à se raviver chaque fois qu’un gouvernement libéral dirige le pays. 

Dans les derniers mois, on a vu s’affirmer dans l’espace public des termes et des thèmes comme le « Wexit », la « république de l’Alberta » et l’aliénation de l’Ouest.

PHOTO ALEX RAMADAN, BLOOMBERG

Le rassemblement des troupes conservatrices avait lieu à Regina, lundi soir.

Un mot d’ordre circulait dans certains cercles conservateurs : libéraux le 21 octobre, séparatistes le 22 octobre. Le phénomène n’a pas manqué d’attirer l’attention à l’international. La BBC a consacré un reportage au sentiment séparatiste animant le « Texas du Canada ».

Faut-il donner du crédit à ces voix ou à ces groupes qui réclament l’indépendance ? S’il n’y a pas de menace concrète, ces velléités séparatistes traduisent néanmoins une frustration bien réelle et témoignent d’un passé trouble avec l’État central.

Intrusion fédérale

Au moment de la création de l’Alberta et de la Saskatchewan, en 1905, le fédéral souhaite garder la mainmise sur certains domaines. C’est lui qui dicte le tracé de la frontière séparant les deux provinces et qui choisit Edmonton plutôt que Calgary comme capitale de l’Alberta.

L’intrusion la plus douloureuse reste toutefois le contrôle sur les terres publiques et les richesses naturelles que se réserve Ottawa. Cette disposition va à l’encontre de ce qui se fait dans les provinces de l’Est. L’Ouest va donc amorcer une bataille pour la gestion de ses ressources.

Lors de la conférence entre le fédéral et les provinces de 1918, le groupe des trois (représenté par les premiers ministres de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba) formule une demande pour reprendre le contrôle de ses ressources naturelles. Il se heurte à un refus. Ce n’est qu’en 1930 que l’Ouest aura gain de cause dans ce domaine.

Le sentiment d’aliénation s’installe, alimenté par cette image d’un Canada central qui convoite les richesses de l’Ouest, et attisé par le manque de poids politique de ces provinces qui se retrouvent le plus souvent sans voix fortes au cœur du pouvoir.

De 1973 à 1979, l’Alberta connaît son premier boom pétrolier. À la fin des années 70, le pays vit des heures difficiles avec le choc pétrolier et Pierre Elliott Trudeau, déjà honni dans l’Ouest pour sa Loi sur les langues officielles de 1969, met en place son Programme énergétique national en 1980. Avec ce programme, le gouvernement fédéral souhaite exercer un meilleur contrôle sur les hydrocarbures afin d’en faire profiter l’ensemble du pays.

Pour l’Alberta, il s’agit d’une intrusion inacceptable du fédéral dans le champ des compétences provinciales. D’autant plus que cela ravive de mauvais souvenirs. Peter Lougheed, premier ministre de l’Alberta, se présente à la télévision en menaçant de couper la production de pétrole vers l’Est tant que la politique perdurerait. Le slogan « Let the Eastern bastards freeze in the dark » (« Que ces bâtards de l’Est gèlent dans le noir ») orne les pare-chocs des voitures.

Dans ce contexte tendu où le sentiment d’aliénation est à son paroxysme, le Western Canada Concept, parti revendiquant l’indépendance de l’Ouest, est fondé. Il ne réussira qu’à gagner un siège lors d’une élection partielle en 1982, signe que ce mouvement ne trouve pas sa voie politique.

Retour du sentiment d’aliénation

Tandis que les beaux jours du pétrole appartiennent au passé et que l’Alberta peine à écouler ses stocks sur les marchés, le terreau semble plus fertile que jamais pour un retour en force de ce sentiment d’aliénation, déjà présent lors de la campagne électorale provinciale du printemps 2019, qui a porté Jason Kenney au pouvoir.

Les résultats des élections de lundi ne font que jeter de l’huile sur le feu.

À l’échelle nationale, le Parti conservateur récolte plus de votes que le Parti libéral (34,4 % contre 33,1 %), grâce notamment à cet appui sans équivoque de l’Alberta et de la Saskatchewan. Toutefois, cela ne s’est pas matérialisé en sièges, rappelant aux provinces de l’Ouest leur poids politique relatif. Le gouvernement libéral minoritaire n’aura plus de ministre albertain ou saskatchewanais dans son Cabinet, privant ces provinces d’une représentation au Conseil des ministres.

Dans ce contexte, le Wexit n’a pas fini de faire couler de l’encre. Une crise de l’unité nationale pourrait même se profiler à l’horizon avec, d’un côté, l’attachement viscéral des Albertains à une économie fondée sur une ressource polluante, et de l’autre, la nécessité de passer à l’avenir. Dans tous les cas, les temps risquent d’être durs pour cet îlot orange qui a manifesté sa dissidence.

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