Cette synthèse de Serge Dupuis suit l’évolution du bilinguisme franco-anglais au Canada, en soulignant l’inégalité des rapports de force entre le français et l’anglais.

Aujourd’hui, le bilinguisme rejoint 98 % des Franco-Canadiens à l’extérieur du Québec, 70 % des Anglo-Québécois, 45 % des Franco-Québécois et 7 % des autres Canadiens hors Québec.

Plusieurs facteurs influent sur ces chiffres, dont principalement l’utilité immédiate pour l’individu de parler l’autre langue et les possibilités pour l’apprendre et la pratiquer. Le bilinguisme tend encore à être soutenu surtout par les francophones en situation minoritaire et les Anglo-Québécois pour des raisons davantage d’ordre socioéconomique et de nécessité. Devant le lent déclin de la proportion de francophones, la montée du nombre d’allophones et la volonté de préserver les langues autochtones, certains chercheurs se demandent si le bilinguisme va continuer à se trouver au cœur des représentations de l’identité canadienne, s’il ne va pas plutôt être remplacé par une forme d’asymétrie où l’on échangerait une part du bilinguisme d’un océan à l’autre pour une plus grande autonomie politique du Québec et des minorités linguistiques.

Les récentes décisions des tribunaux sur le français dans l’Ouest et le plus récent plan d’action semblent reconnaître des nuances importantes sur la nécessité de renforcer les communautés francophones afin de s’assurer que le bilinguisme aille mieux.

Si 60 % de la population canadienne est unilingue (environ 4 millions de francophones et 17 millions d’anglophones) et que celle-ci est plus nombreuse que les gens bilingues ou trilingues, il y a lieu de s’interroger sur les raisons pour lesquelles le bilinguisme anglo-français a atteint 18 % et comment il peut croître sans continuer d’être un fardeau, voire une mesure encourageant à la longue les transferts vers l’anglais, pour la petite société francophone du Canada.

À l’occasion des 50 ans du bilinguisme officiel, il est opportun de réfléchir au chemin parcouru afin d’éclairer les pistes à venir. Ce parti pris de l’historien est malheureusement mis à mal de nos jours par des discussions trop techniques et immédiates, qui minent souvent la capacité de poser les bonnes questions, d’avancer en connaissance de cause et de façonner le futur avec connaissance, créativité et considération. Le passé ne fournit pas les réponses aux angoisses du présent, mais la culture qu’il nous procure permet de comprendre le présent en plusieurs dimensions et d’imaginer des possibilités inusitées pour l’avenir. La rédactrice du mémoire du Quebec Community Groups Network sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles, la juriste Marion Sandilands, estime qu’il faut peut-être à nouveau se poser des questions sur le vivre-ensemble non seulement entre minorités de langue officielle, mais aussi entre majorités franco-québécoise et anglo-canadienne, puis peuples autochtones. Autrement dit, en soustrayant les débats philosophiques et politiques de l’exercice de modernisation, on risque de miner le but de mieux reconnaître les droits positifs que cherchent les francophones et les Anglo-Québécois et de les réconcilier avec les aspirations de la majorité anglophone. On n’a rien sans rien.

En réfléchissant aux quatre siècles pendant lesquels les langues française et anglaise ont coexisté en Acadie et au Québec, avant de s’enraciner ailleurs au pays, il est important de retenir que les considérations pratiques ont primé sur les considérations philosophiques ou idéalistes.

Le bilinguisme s’est inséré au cœur de l’identité canadienne au XXe siècle ; mais a surtout existé par nécessité, c’est-à-dire pour que deux sociétés – certes d’origine coloniale, mais auxquelles les nouveaux arrivants et les communautés autochtones finissent par se mêler – puissent échanger, se comprendre et forger une fédération politique. L’histoire du bilinguisme anglo-français est cependant tout, sauf statique. Les rapports de forces défavorisent la langue française (parlée par moins du quart des Canadiens et 2 % des citoyens d’Amérique du Nord). Les décideurs politiques, les tribunaux, l’existence d’une culture vibrante et l’esprit d’accommodement de la majorité ont tous contribué à rééquilibrer l’inégalité des langues française et anglaise, sans toutefois y parvenir entièrement. Cet ouvrage n’a pas voulu trancher sur les débats actuels, à savoir s’il faut favoriser le développement du bilinguisme ou l’autonomie accrue des francophones ; il a plutôt cherché à expliquer et à accorder une légitimité aux divers acteurs qui se sont mêlés de près à l’histoire de la dualité linguistique. Le fédéralisme canadien possède une principale caractéristique qui le distingue de son voisin états-unien : sa capacité d’évoluer et de se transformer. Ses critiques diront qu’il évolue trop peu et trop lentement et elles n’ont pas tort. Or, cette donne explique la marge de manœuvre qui a permis au Québec et à la francophonie canadienne des réalisations considérables en matière d’aménagement linguistique.

Il ne faut pas croire que les problèmes de dualité linguistique ne sont pas graves. Alors que j’écris ces lignes au printemps 2019, quelques nouvelles récentes viennent à l’esprit : 

1. Le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge, vient de s’étonner que plusieurs institutions et agences fédérales ne parviennent toujours pas à rendre courante l’utilisation du français comme langue de travail et de services. Cela n’est pas sans rappeler les conclusions récentes d’Helaina Gaspard dont les travaux démontrent une incapacité de répandre le français comme langue de travail dans la fonction publique fédérale à l’extérieur du Québec. Théberge a même recommandé l’adoption de sanctions financières pour réduire les dérogations.

2. Alors que les ministres provinciaux de la francophonie canadienne s’étaient engagés à ce que 5 % des immigrants recrutés aient une connaissance du français pour maintenir le poids démographique des communautés minoritaires, on annonce que l’Ontario, principal point d’arrivée des immigrants au Canada, a vu la proportion d’immigrants ayant une connaissance du français chuter d’un sommet de 3,4 % en 2011 à 2,2 % en 2018. Le recul récent de l’immigration francophone au Québec a aussi pour effet de miner le poids démographique du Québec dans la fédération et sa capacité, surtout à Montréal, d’intégrer les immigrants à la société francophone.

3. Par réflexe du fédéralisme symétrique, les institutions fédérales, y compris le Commissariat aux langues officielles, occultent souvent les différences profondes entre les problèmes qui affligent les francophones en situation minoritaire et la communauté anglo-québécoise. Chez cette dernière, alors que les transferts culturels et les carences institutionnelles dans le domaine de l’éducation ne sont pas des enjeux sérieux, les mécanismes d’intégration pour l’immigration anglophone, la participation équitable à la fonction publique québécoise et la place (même secondaire) de la langue anglaise dans les interactions avec les clients et l’affichage des commerces ne sont généralement pas perçus comme étant légitimes par la classe politique québécoise. Il est peut-être temps de dissocier les revendications des Anglo-Québécois de la menace plus grande que posent la culture anglo-américaine et l’anglais comme lingua franca mondiale sur la langue française en Amérique.

4. L’accès à l’immersion française demeure limité par l’octroi limité que fournit l’État fédéral et la pénurie d’enseignants qualifiés. En 2018, seuls 11,3 % des élèves anglophones sont inscrits dans un programme d’immersion et plusieurs n’obtiennent pas de place pour leurs enfants. Le plan d’action de 2018 a prévu un financement de 30 millions de dollars pour la formation et le recrutement d’enseignants, mais certains doutent que ce soit suffisant pour répondre à la demande des parents et au besoin du Canada pour augmenter le nombre d’anglophones bilingues de manière significative.

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