Ma couverture est sur la corde. Je lis le journal et je jette des coups d’œil nerveux à mon agenda de la semaine prochaine. Ce qui me reste d’été se vide à vue d’œil dans ma tasse de café. Déjà. Déjà c’est la rentrée.

C’était un été de soirées solitaires et de longues journées dans l’atelier. Un été sans budget pour une quelconque escapade. Un été sur le territoire limité de mon balcon sur ruelle. Un été de nuits trop chaudes et de réveils trop tôt, un été ponctué de bouffées d’air à la bibliothèque et d’allers-retours à la piscine municipale. C’était un été avec le dépliant de Funambules Médias campé en permanence au beau milieu de ma table. Dès la fin juin, j’avais tout un programme : des dizaines de films documentaires à visionner, une fois la nuit tombée, dans différents points de rendez-vous montréalais.

Oui on a ça, ici, en ville. On a des projections extérieures et gratuites. C’est un projet qui s’appelle Cinéma sous les étoiles. Un projet qui fait son bout de chemin depuis 10 ans déjà, sillonnant de plus en plus de parcs dans de plus en plus de quartiers.

J’y suis allée souvent après l’ordi éteint et la vaisselle lavée. La première fois, je m’en souviens, c’était après mon cours de gymnastique du mardi. J’étais partie avec un sandwich, un livre pour attendre la noirceur, et une couverture douce pour m’allonger dans l’herbe toute la soirée.

Cette fois-là, j’ai rencontré Maxima, une agricultrice qui se bat depuis des lustres contre une mine d’or pour conserver le pouvoir de rester chez elle.

Une femme qui résiste comme elle le peut, de l’espoir et de la dignité plein les yeux, pour continuer de puiser son eau et de cultiver son jardin. C’est cette résistance, sereine, imperturbable, qui m’a accompagnée au fil des projections suivantes.

J’ai vu Naila se soulever dans les marges palestiniennes, et Stéphanie assumer sa place de jeune bergère dans la campagne normande. J’ai entendu le chant matinal des oiseaux après une longue nuit dans Exarcheia. J’ai regardé un président chercher un coin de planète assez grand pour déplacer les 100 000 insulaires de son archipel de Kiribati en train d’être englouti par les tempêtes et les tsunamis. Et puis j’ai voyagé, dans le rebond de quelques paroles sages de ma génération, jusqu’à la fin des terres. J’ai eu le goût de l’espoir. J’ai touché le silence des autres.

Beau, scandaleux

Je n’ai rien dit. J’ai adopté, le temps d’un film, le point de vue de femmes et d’hommes, d’ici et d’ailleurs, via des documentaires aux formats aussi novateurs que familiers. J’ai souvent trouvé ça beau. J’ai souvent trouvé ça scandaleux. J’ai acquiescé. J’ai critiqué. J’ai soupiré. J’ai pleuré, évidemment beaucoup pleuré, et j’ai ri, et j’ai cru, oui, j’ai cru autant que j’ai été désillusionnée.

Au fil des semaines, à force d’attraper ma couverture, ma barre tendre et mon coton ouaté, à force d’enfourcher mon vélo vers un autre documentaire à recevoir, je me suis rendu compte que je m’en allais au parc la tête haute et le front plissé, le corps alerte comme si je m’en allais manifester. Tranquillement. Furieusement. Comme on gambade vers la révolution, avec le naturel de celles qui se mobilisent comme on passe de la cuisine au salon.

Et puis, un vendredi de la mi-août, je me suis assise sur la galerie bétonnée du chalet de parc où l’écran avait été installé. Le soir était humide et froid. La pluie a commencé pendant le générique d’ouverture.

Il y avait un enfant à l’écran. Un enfant coincé au milieu d’un village congolais en plein conflit armé. Un enfant plaqué au sol par les mains d’un homme qui tentait de le protéger. L’averse devenait un orage. Le rythme des tirs s’intensifiait. Et les éclairs déchiraient le noir du parc, et l’enfant sans arrêt relevait la tête et cherchait des yeux la provenance des attaques, et je regardais l’enfant, et je regardais le parc, et j’ai réalisé, le cœur fendu en quatre dans cet instant de guerre et de tonnerre confondus, les tirs, l’orage, le village, le parc, et l’enfant et mon regard, j’ai réalisé que nous résistions à notre manière, frigorifiés en dessous de notre toit de fortune, en vivant ce moment partagé de réel. Nous étions une bonne centaine, j’ai compté, à choisir d’être là, aux aguets.

C’est ça. C’est ça le cinéma documentaire en plein air. C’est un rassemblement. C’est une foule qui prend simplement le pouvoir d’être là. C’est un paquet de monde avec un paquet de vies diverses qui se retrouvent et se positionnent en regardant, ensemble, une heure ou deux de temps, dans la même direction. Dehors. Sous les étoiles délavées de la ville poussiéreuse. Et qui, ainsi, s’approprient une parcelle de l’espace public dans un temps de nuit donné. C’est précieux. C’est puissant.

Ma couverture est sèche. Mon café est tout bu. Déjà. Déjà fini l’été. Aujourd’hui me surprend à la fois plus effrayée et plus confiante que je ne l’étais au printemps dernier devant la suite du monde. C’est pour dire à quel point le documentaire fait très bien sa job d’œuvre d’art.

Merci. Merci, Funambules Médias. Merci d’avoir fortifié cette résistance fatiguée que je porte en moi. Vous allez me manquer cet automne, vous allez me manquer.

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