Ma connaissance du marché Jean-Talon est vaste et sans équivoque. J’ai consacré 20 ans de ma vie à graviter comme vendeuse de fruits et légumes dans presque tous les emplacements des trois grandes allées du marché, et ce, 12 mois par année. 

J’étais une enfant de la balle, car mon père y travaillait dans les années 70 à titre de vendeur d’œufs, de miel et de tabac. Je fais donc partie des gens qui ont travaillé pour les revendeurs. J’ai vécu la transformation du marché. J’ai connu les cabanes extérieures pendant la saison hivernale ouvertes six jours par semaine avec des froids sibériens, tenues à bout de bras par les revendeurs pour assurer la pérennité du marché.

À cette époque, il était permis de vendre tous les produits qui poussaient au Québec en appliquant la règle suivante : dès que le produit provenant du Québec était disponible, il était interdit de vendre le même produit provenant de l’importation. À titre d’exemple, nous pouvions vendre des fraises à l’année, mais dès l’arrivée des premières fraises du Québec, la vente des fraises américaines était formellement interdite. Impossible à cette époque d’acheter des bananes et des oranges dans les allées du marché, il fallait se tourner vers les fruiteries. 

Au milieu des années 80, la construction du pavillon intérieur a marqué un grand pas vers la modernisation et, encore une fois, la très grande majorité des emplacements étaient occupés par des revendeurs, c’était connu et accepté ! 

Contre vents et marrés, ils assuraient le service à longueur d’année aux clients. Dans des contextes très difficiles, ils tenaient le fort pour les mois les plus prospères de l’été. Car il faut être honnête : les producteurs ont toujours profité d’un statut très privilégié en vendant leurs produits à la suite de récoltes abondantes. Les producteurs profitaient de l’achalandage entretenu par les revendeurs. Ils brillaient par leur absence pendant les mois subséquents. Ils jouissaient, à mon avis, du beurre et de l’argent du beurre ! Les producteurs étaient les rois et maîtres du marché ! Ils avaient des droits acquis ! 

Malgré cela, le marché Jean-Talon conservait son âme mythique. Puis survint la nouvelle réglementation dans la vente des produits. La vente de tous les fruits et légumes, peu importe leur provenance, était autorisée sous condition d’un affichage clair et visible. Exit l’exclusivité aux fruiteries, fini la priorisation des produits du Québec ! À mon avis, c’était la début de la fin de l’âme du marché. C’était le gros bordel ! Tout le monde vendait à peu près tout. Puis, tranquillement, de façon insidieuse et sournoise, il n’y a plus eu plus de règles.

Un simple lieu touristique

Dans sa transformation vers la modernité, le marché Jean-Talon a porté la volonté de créer une version 2.0, un lieu où il fait bon vivre. On a ouvert les portes à tous les commerçants alimentaires, en « démonisant » les revendeurs ; les vieux de la vieille, ceux qui portaient en eux l’ADN du marché de génération en génération. Aujourd’hui, le marché n’est qu’un lieu touristique, les acheteurs ne sont plus au rendez-vous. Ils ont été remplacés par les touristes. Une très grosse nuance.

Le concept du marché urbain est un échec ! Qui en est totalement responsable ? Personne et tout le monde à la fois, mais une chose est certaine : ce n’est pas uniquement la faute aux revendeurs.

Il existe une solution possible : fermer le marché actuel, vendre les terrains à des promoteurs pour en faire des condos, et ouvrir un petit marché de quartier les fins de semaine avec de vrais producteurs saisonniers. Le but serait donc atteint : se débarrasser une fois pour toutes des revendeurs...

Quand je constate l’ampleur des dégâts, je ne peux qu’en arriver à la conclusion qu’il est beaucoup plus facile d’essayer de trouver des coupables que d’admettre ses erreurs.

Le marché Jean-Talon est en fin de vie, il faudrait penser à lui administrer l’aide médicale à mourir… navrant et triste à la fois !

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