Il est surprenant de voir comment les intellectuels français parlaient de leur pays avant les années 60. À les lire, on découvre un amour de la patrie différent de ce que nous avons vécu. Qu’on pense à Chateaubriand, Michelet, Renan ou Clemenceau, on observe la même gravité, la même ferveur empreinte d’une tension qui naît du tragique. Car la tragédie loge à chaque tournant de l’histoire de France.

Il y eut d’abord des siècles de souffrance trop souvent sous le joug de monarques et de nobles usurpateurs et fainéants, puis une révolution extrêmement violente suivie d’un siècle de soulèvements populaires et de répressions, et enfin, un demi-siècle sanglant ponctué de deux conflits mondiaux dont le pays a été l’épicentre.

La dernière guerre fut particulièrement douloureuse, une bonne partie du pays s’étant affaissée pour collaborer avec l’ennemi. Ici, le tragique a atteint son paroxysme. Plusieurs ouvrages en témoignent, mais nul ne le fait mieux que Jean Guéhenno dans son Journal des années noires rédigé sous l’Occupation et dans lequel il décline au quotidien le naufrage de sa patrie.

Ce qui frappe vu d’ici, ce sont les accents de l’auteur quand il commente l’état de la France (vautrée dans « les souillures ») et la brûlure qu’il en ressent. Il parle de son pays comme d’une sorte de divinité fragile qui a subi tous les affronts, mais a survécu grâce au courage des citoyens. Il évoque le poids des morts « qui nous poussent » et cette histoire longue à poursuivre, porteuse de si grandes promesses (liberté, égalité, fraternité…).

La France s’est voulue un foyer qui allumerait en Europe et au-delà la flamme de la liberté.

Utopie sans doute, mais quel noble idéal à proposer aux humains à une époque où le despotisme régnait presque partout.

À partir de 1940 toutefois, le sort de la patrie paraissait compromis par la trahison de ses dirigeants. Le spectacle de cet effondrement arrachait des cris de douleur à Guéhenno. Comment sa nation en était-elle venue à déchoir à ce point, à patauger dans la honte, elle qui devait mener le combat de l’humanisme ?

L’ouvrage est un dialogue émouvant entre l’auteur et sa patrie, sur fond de chagrin, de désespoir. Par moments cependant, il retrouve l’espérance, il mise sur l’instinct du peuple qui, au fond, est resté pur. C’est lui qui tient allumée la flamme de la résistance et qui, peut-être, mènera à la renaissance. L’étoile qui a toujours guidé la France ne saurait s’éteindre. Et il entendait dans les ténèbres les voix de Voltaire, de Danton, de Hugo, de Jaurès. Demain, de nouveau, le printemps peut-être…

Je reviens au Québec. Il est vrai que la violence et le tragique sont beaucoup moins présents dans notre histoire – et qui s’en plaindra ? Cela explique peut-être qu’on ne trouve pas de tels tourments, une telle gravité chez nos porte-parole. Lionel Groulx s’en approche, mais ses allégeances discordantes l’ont réduit à l’impuissance (il évoquait peu avant sa mort la faillite de sa vie). Comme je l’ai montré (Les deux chanoines, 2003), son itinéraire intellectuel est ambigu et sa pensée contradictoire même si la fibre patriotique semait dans ses écrits une véritable passion. Il plaidait parfois pour une indépendance politique du Québec dans le Canada.

Il rêvait d’un grand relèvement collectif, mais se méfiait de l’État et de la politique. Il disait aimer son « petit peuple » tout en tenant à son endroit des propos étonnamment méprisants.

Il se méfiait de la démocratie, se targuant de n’avoir voté qu’une fois. Il rejetait tout nationalisme délesté de la religion. Enfin, il assignait à sa nation une grande vocation, mais c’était une chimère : répandre le catholicisme en Amérique du Nord.

Papineau avait la stature, mais, nous le savons grâce aux travaux récents, c’était lui aussi un chef très ambigu. Henri Bourassa aurait pu être un candidat, mais, grand catholique, sa foi s’est subitement mise en travers de ses convictions nationales. Le Québec a eu d’autres leaders éminents, mais la nation ne les a pas suffisamment suivis.

En deux occasions, nous avons dit non à la souveraineté qui aurait placé le Québec sur la voie de l’histoire en en faisant un véritable acteur dans le monde. Il aurait fallu plus de passion de nous-mêmes, croire davantage en ce que nous aurions pu faire ensemble. En ces temps de mondialisation et de bouleversements, quel sera l’avenir de notre nation ? Faudrait-il donc renoncer à nos vieux rêves ?

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