Il y a quelques années, avant les crises d’Hérouxville et des accommodements raisonnables, au détour d’une discussion anodine, une amie chère m’a balancé : « J’ai rencontré Jésus ! » J’ai pouffé. Elle a rougi. Nul n’est à l’abri des préjugés.

Candidement, mon amie m’a alors raconté sa plus grave traversée du désert en tant que femme. Au bout de son périple au fond de la pénombre, l’épisode de cette révélation l’a sauvée. Sa vie s’est illuminée.

Ce jour-là, en rentrant chez moi, j’ai traîné le pas, car je me suis senti tellement mal à l’aise d’avoir failli douter de la sincérité de la foi de mon amie, celle qui fait partie des premières personnes qui m’ont adopté après mon arrivée depuis ma planète d’origine.

Par la suite, cette maladresse m’a incité à m’ouvrir encore plus à la diversité dans son sens le plus large. Car, dans une société comme la nôtre, mettre en doute la sincérité des croyances d’autrui juste parce qu’il ne partage pas la mienne m’aurait cloîtré dans une affreuse ghettoïsation.

Année après année, ce n’est pas seulement mon palais qui a fait le tour du monde sans pratiquement quitter mon quartier, mais mon cœur aussi. J’ai ainsi eu la chance de cultiver des amitiés avec des personnes d’horizons divers à l’image de la pluralité de ma ville.

Mes nouveaux proches et moi ne partageons pas les mêmes croyances, nous ne sommes pas d’accord sur tout, tout le temps, et nos rapports ne baignent pas dans l’harmonie pure et parfaite. Loin de là, le ton monte lors de nos discussions et certaines soirées tournent au vinaigre. Mais, comme n’importe quelle famille recomposée, les liens que nous cultivons finissent par nous grandir au-delà de nos différences et par nous habituer à nous serrer les coudes dans l’adversité.

Je n’aurais jamais pu vivre une telle expérience enrichissante humainement si je n’avais pas décidé de refaire ma vie ici avec l’esprit tenté par l’ouverture envers l’autre. Et c’est grâce aussi à cette diversité que, je l’espère, je me suis évité le piège de vivre dans une « cage idéologique ».

De la sorte, quand notre contrée au complet a plongé mains et pieds liés dans les sables mouvants d’un débat sur la laïcité qui déchire continuellement sans merci notre société, j’ai été ébranlé. Je nous croyais collectivement immunisés contre le rejet de l’autre grâce à notre modèle de démocratie libérale.

Dans une société éprise de liberté comme la nôtre, comment sommes-nous donc arrivés à vouloir élever le doute en la sincérité de la foi d’une minorité de nos concitoyens au rang d’une loi ?

On ne le répétera jamais assez, chez nous, au Québec, aucun sujet, aussi explosif qu’il soit, n’est tabou. Surtout la religion. Mais en débattons-nous de la bonne manière ?

Malheureusement, et au-delà de son instrumentalisation politique, ce débat sur la laïcité a été d’abord dévoyé à l’usure par deux petits groupes opposés dans une logique d’affrontement.

D’un côté de cette joute aussi polarisante qu’impitoyable sur le port des signes religieux qui nous secoue à n’en plus finir, ironiquement, il y a celles et ceux qui ont métamorphosé la laïcité en religion avec ses dogmes, ses prophètes, ses apôtres, ses prêcheurs, ses lieux de culte, ses martyres, ses rituels 2.0 et ses interdits. Surtout ses interdits !

En face, à l’autre extrémité du spectre de ce débat, il y a celles et ceux qui, sous l’emprise incommensurable de leurs « croyances », ne voient dans tout débat sur la place de la religion dans l’espace public qu’une phobie.

Les deux groupes imbibés à l’extrême de la culture de l’indignation se regardent tellement comme des chiens de faïence qu’ils ne voient dans l’autre que menace contre leur croyance, leur culture, leurs valeurs, leur idéal. Leur « race » !

Au milieu, prise en otage, la grande majorité a été contrainte de prendre position sans relâche, la plupart du temps sur la base du sacro-saint « principe de précaution » et non pas sur des faits qui n’ont plus la cote chez les sondés désormais.

Dans cette logique éreintante, évidemment, nous avons entamé collectivement l’altération méthodique de notre Charte des droits et libertés de la personne. Qui oserait prédire qu’il n’y aura aucun effet papillon désastreux découlant de ce projet de loi 21 sur notre paix sociale bâtie pierre par pierre des siècles durant ?

Ici comme ailleurs en Occident, comment sommes-nous arrivés à occulter ainsi les avancées de l’humanité et oublier ses siècles de guerres, ses massacres, avant l’avènement des droits de l’Homme pour que notre planète vive enfin l’une de ses ères des moins violentes et des plus prospères pour un plus grand nombre d’humains ?

Des citoyennes de seconde zone

J’ai adhéré tôt aux recommandations de la commission Bouchard-Taylor, car son compromis avait des chances de rapprocher les deux solitudes qui ont émergé du débat sur la laïcité de l’État. Or, si aujourd’hui ce compromis historique semble anémique, où allons-nous nous arrêter sur notre lancée des interdits dictés par des sondages ? Après les enseignantes, les éducatrices ? Et puis ? Le reste de la fonction publique ? Ou encore carrément mur à mur dans la rue ? À quel moment allons-nous nous rendre compte que trop, c’est comme pas assez ?

Au lieu de consacrer la majorité de notre temps à nous perdre continuellement en conjectures pour nous diviser, ne devrions-nous pas le vouer plutôt à nous apprivoiser les uns les autres ?

Car, au-delà des arguments des pour et des contre du port des signes religieux, on est collectivement en train d’occulter une réalité qui risque d’émerger pour hypothéquer notre avenir.

Ce projet de loi 21 vise principalement des femmes musulmanes.

S’il passe la rampe de notre Assemblée nationale, ces musulmanes qui seront interdites d’emploi ou encore réaffectées de force à d’autres tâches ne vont pas disparaître par magie. Elles ne seront pas parquées dans des réserves loin des manchettes ni jetées à la mer comme au Moyen Âge. Elles seront toujours parmi nous, parce qu’elles sont québécoises d’adoption, de naissance ou « de souche » converties. Que penseront-elles et que diront-elles à leurs proches et au reste de la planète ?

Elles continueront leurs petits chemins de vie, mais désormais comme citoyennes de seconde zone. Elles plaideront leur cause aux leurs éparpillés aux quatre coins de la Terre. On jasera alors du Québec à ce sujet dans les chaumières à l’échelle mondiale. Plusieurs ne connaîtront notre contrée que de cette façon.

L’histoire de l’humanité ne cesse de le répéter, l’aversion pour l’autre, pour l’étrange, est un vieux mécanisme de défense naturel chez l’humain. Elle peut rapidement devenir un poison de l’âme quand elle n’est pas apprivoisée. Parce que, quand on peut créer des liens, on cultive la bienveillance, la compassion, l’empathie. L’amour !

Après l’entrée en vigueur de la loi sur la laïcité de l’État, si le projet est adopté en son état, nous risquons de n’avoir plus assez d’espace commun pour cultiver l’amour. Hélas !

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