« On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. » — Le cardinal de Retz (1613-1679)

Y a-t-il des lecteurs de La Presse qui savent où l’on en est rendu au juste dans la saga du Brexit ? Suis-je le seul à m’être perdu dans les inextricables méandres de la tentative de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne ?

La première ministre conservatrice Theresa May quittera ses fonctions demain. Son talent politique n’était malheureusement pas à la hauteur de son courage, qui forcerait l’admiration si l’on ne vivait pas dans un univers où plus grand monde n’admire personne.

Perfide Albion

On peut penser également que le dossier du Brexit est devenu à ce point pourri qu’il s’avère pour l’heure insoluble, quel que soit le talent du porteur de ballon politique du moment.

C’est l’ancien premier ministre David Cameron qui est responsable de ce gâchis. C’est lui qui a pris la décision insensée de tenir un référendum sur la sortie de son pays de l’UE pour des raisons de politique interne conservatrice, sans se préoccuper des conséquences d’une victoire éventuelle du Non.

Cela dit, il faut se demander comment il se fait qu’un peuple aussi fondamentalement gagnant sur le plan historique que les Britanniques, qui a diffusé sa langue à la grandeur de la planète après avoir dominé le plus grand empire colonial des temps modernes et accouché du mastodonte américain, comment il se fait qu’une nation aussi fière se retrouve dans une situation aussi humiliante.

C’est que, pour des Anglais dont l’aptitude à jouer avec succès sur plusieurs tableaux est connue depuis des siècles, le Brexit constitue une option contre nature. Or, comme un individu, un peuple ne peut pas gagner s’il va contre sa nature profonde.

Le naturel des Anglais, c’est de trancher le moins possible. L’idéal pour eux, ç’aurait été de garder un pied en Europe, sur le « continent » comme ils disent, pour profiter au maximum de l’affaire tout en laissant l’autre pied fermement ancré sur leur « île », en dehors de l’euro, le regard vers le grand large et le rejeton yankee.

Cette réticence à trancher, y compris la tête du roi, cette ambivalence systématique, cette allergie à la cohérence et à l’esprit de système à la française, c’est ce qui a toujours fait la force de l’Angleterre, à la fureur des autres nations contre la « perfide Albion ».

Le drame du Brexit pour les Britanniques, c’est qu’il les a obligés à clarifier ce que devait être leur relation avec l’Union européenne. Le résultat est qu’ils n’ont jamais autant entendu parler de cette dernière que depuis ce référendum qui était censé les en délivrer pour de bon.

« P’têt’ ben qu’oui, p’têt’ ben qu’non… »

Un deuxième référendum ne réglerait pas le problème des Britanniques, on est bien placé au Québec pour le savoir. Car l’identité du peuple québécois est elle aussi profondément ambivalente et ambiguë.

Nous sommes les descendants de placides paysans normands dont l’exaspérante devise était « P’têt’ ben qu’oui, p’têt’ ben qu’non… ».

Au surplus, les ancêtres des Québécois, les anciens Canadiens ont subi il y a 250 ans une conquête britannique en partie destructrice, mais qui comporta également des éléments de fécondation. La marâtre anglaise nous a transmis son ambivalence.

Le Québec serait-il entièrement francophone que nous mangerions toujours plus spontanément des toasts avec des œufs et du bacon au déjeuner à l’anglaise que des croissants au beurre au petit déjeuner à la française.

Et l’Assemblée nationale, seul pouvoir sur le continent à être contrôlé par une majorité francophone, resterait l’un des plus vieux parlements de tradition britannique au monde, l’un des plus vieux parlements tout court.

Yvon Deschamps l’a bien dit : nous voulons un Québec indépendant dans un Canada uni. Nous nous sentons parfois européens tout en étant profondément nord-américains. Et le premier ministre François Legault a peut-être renoncé à l’indépendance, mais il aime plus regarder du côté de New York que d’Edmonton.

Cela fait un demi-siècle que nos élites politiques — fédéralistes comme souverainistes — s’acharnent en vain à mettre de la cohérence dans l’affaire en obligeant ces brouillons de Québécois à se brancher enfin.

Deux échecs référendaires plus tard, sans indépendance en dehors du Canada ni société distincte en dedans, alors que l’intolérance multiculturelle canadienne et la chimère proportionnelle menacent le pouvoir québécois, la réalité est que ce pouvoir est moins grand au sein du pays que celui du Québec canadien-français d’avant 1960 que l’on a tant méprisé.

C’est que le Québec issu de la Révolution tranquille a commis la même erreur que le Royaume-Uni avec le Brexit maintenant. L’un et l’autre ont oublié que leur intérêt n’était pas de trancher ce qu’ils étaient, mais de jouer au maximum sur leur vieille et irrépressible ambivalence.

* Christian Dufour publiera en août 2019 un livre à la défense du mode de scrutin québécois.

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