« J’irai revoir ma Normandie », me chantait souvent ma mère le regard embué lorsque j’étais enfant.

On ne peut pas grandir dans une ville où existe un camp militaire, voir trôner sur une étagère du salon des médailles offertes en l’honneur d’un simple soldat mort au combat à 19 ans, dont avait hérité mon père à la mort de ses parents, sans se poser mille et une questions.

Mais voilà, la famille paternelle était peu loquace, un mystère la hantait à propos de ce jeune frère et les anciens combattants se taisaient, leur cœur tanguait à la seule évocation de LA guerre.

« La liberté n’a pas de prix ! », me répond une gentille fleuriste de Caen en juin 1984. Mon mari et moi finissions notre tour de France en voiture en Normandie avant le retour à Paris. Nous étions en pèlerinage afin de visiter les cimetières militaires peu après les célébrations du 40e anniversaire du jour J. Je venais de choisir une « quatre saisons » afin de fleurir la tombe d’un oncle que je n’avais jamais connu, membre du Royal Black Watch, mort à 19 ans en juillet 1944, 15 jours après son arrivée en France, au sud de Caen près de Saint-André-sur-Orne. Je voulais attendre au 24 juin afin d’arpenter le cimetière de Bretteville-sur-Laize. Joli nom, joli paysage ressemblant à la région entre Farnham et Cowansville, sa région natale. J’étais en mission. Madame la fleuriste, oui, la liberté a un prix et les tyrans ne meurent pas, ils se réincarnent.

Les cimetières du Commonwealth se ressemblent, les sacrifices qu’ils honorent aussi.

Un grand-papa normand, coiffé d’un béret, arpente « mon » cimetière avec ses petits-fils, il les oblige à lire à voix haute chaque monument, souligne l’âge du soldat. Il me remarque, s’éloigne discrètement, j’ajoute la plante arborant un message bilingue, les drapeaux du Canada et du Québec. 

Je suis immensément soulagée de le retrouver, de lui tendre mes mains et mon cœur. Je suis en reportage, je photographie tout, de partout, sous tous les angles. Il, ils repose(nt) en paix. La paix, c’est si fragile. Je quitte lentement sans oublier de signer un registre. Je remercie les Normands de veiller sur eux. Mon mari m’invite à me retourner. Le grand-papa est immobile devant la tombe d’oncle Ronald, ses petits-fils se penchent pour lire le message. Ils sont si respectueux, ils n’oublieront pas. Le grand-papa sort un mouchoir, de quoi se souvient-il de 1944 ?

Caen a été lourdement bombardé. L’avancée des Alliés était paralysée. Il fallait ourdir une stratégie afin d’ouvrir le front. Sans chance de survie, Ronald et ses frères d’armes, pions sur l’échiquier, ont fait partie des 693 hommes morts entre Saint-André et May-sur-Orne juste pour libérer la voie vers Falaise. En 1945, mon grand-père paternel écrit une lettre à un quotidien dans lequel il déplore le manque d’explications pour ce qu’il qualifie d’erreur de stratégie. En 1984, j’ai compris que « l’erreur » tient à l’horreur de la guerre, l’état-major doit choisir les bataillons qui contribueront à dénouer l’impasse, à tout prix, peu importe le prix, les moyens justifient la fin, en l’occurrence la libération de la France, des camps de concentration, la fin de cette guerre-là. 

Au retour à Caen, ce 24 juin 1984, un p’tit calva 1944 m’aida à noyer ma peine en repensant à toutes ces âmes sacrifiées loin de leur pays, enfouies dans tous ces cimetières, un patrimoine à chérir. Je n’avais pas alors et j’ai encore moins aujourd’hui le sentiment que les leçons de l’Histoire ont été bien comprises.

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