Il est inutile de vouloir déterminer à l’avance le travail des historiens pour se donner le beau rôle. C’est ce que je me suis dit en lisant l’entrevue de l’ancien ministre fédéral Denis Lebel sur la genèse du nouveau pont Champlain parue dans La Presse+ du 20 mai.

J’ai donc décidé de donner ma version des faits. Pour le reste, je laisse les historiens faire leur travail.

Rappelons-nous une chose fondamentale : la reconstruction du pont le plus achalandé du Canada n’était pas un caprice, mais bien une nécessité due à son usure prématurée.

C’est pourquoi la première chose qui m’a fait sursauter en lisant la version de M. Lebel, c’est l’absence totale de la mention des relations étroites qu’Ottawa devait nécessairement mener avec Québec pour la gestion de ce vaste chantier.

Oubli involontaire ou symptôme supplémentaire d’un fédéralisme dominateur ?

Il en a fallu des réunions et de la correspondance pour faire valoir la volonté d’un gouvernement « provincial » soucieux d’assurer la sécurité et déterminé à doter la nouvelle infrastructure d’un transport collectif moderne (le SLR, système léger sur rail, à l’époque). Nous avons créé un véritable rapport de force avec les élus municipaux des deux rives, car ce sont eux qui gèrent le trafic matin et soir, notamment durant la période de construction.

Cette mobilisation a été essentielle pour bloquer la volonté ferme du fédéral de faire payer deux fois aux Québécois la reconstruction de ce lien indispensable pour la mobilité des gens et des marchandises : par leurs taxes et impôts et par un péage dont le ministre Lebel ne pouvait dévoiler le montant précis avant… 2018 !

Le péage signifiait un dérèglement majeur du réseau de transport métropolitain en raison du déplacement anticipé de la circulation vers les autres ponts (une étude sérieuse l’estimait à 22 % des véhicules) et un effet domino qui conduirait à l’implantation par le fédéral d’un péage sur les autres ponts.

Dans une lettre expédiée à Pauline Marois au début de 2014, Stephen Harper était sans équivoque : « Je vous rappelle […] que le futur pont comportera un péage de sorte que les coûts de construction du nouveau pont soient partagés avec les utilisateurs. » C’est étrange, car plus tôt dans la même lettre, le premier ministre refusait net une gouvernance conjointe du chantier par la mise sur pied d’un bureau de projet Canada-Québec au motif « que le gouvernement du Canada assume tous les coûts liés à la construction du nouveau pont […] ainsi que pour le maintien du pont actuel »…

S’il est vrai que la reconstruction du pont était un chantier fédéral, Mme Marois avait plaidé auprès de M. Harper qu’il revenait néanmoins au gouvernement du Québec et aux municipalités de réaménager les voies d’accès, en plus d’implanter un SLR dans le même corridor. Ces vastes travaux justifiaient un parfait arrimage des plans et devis, mais également une contribution financière significative de Québec. Les municipalités directement concernées appuyaient le gouvernement du Québec en ce sens.

L’arrogance fédérale

Je garde un souvenir amer de cette rencontre du 3 décembre 2013 dans une suite du Reine Elizabeth entre les deux premiers ministres, M. Lebel et moi-même. Stephen Harper n’avait alors pas hésité à tenir des propos condescendants sur la corruption au Québec qui jetterait de l’incertitude sur l’exécution du projet si jamais il acceptait la demande de notre gouvernement, soit de mettre sur pied un bureau de projet conjoint. Mme Marois en était sortie interloquée. Quant à moi, je vivais en accéléré mon premier cours d’Arrogance fédérale 101.

Le scénario proposé alors par Ottawa était le pire que le Québec pouvait envisager : le pont sera construit en dépit de toutes les revendications du Québec, mais le peuple québécois en paiera néanmoins 100 % de la facture. Bref, le Québec subira toutes les conséquences négatives sans en tirer aucun avantage.

Face à ce constat, Mme Marois a alors proposé formellement au gouvernement fédéral le transfert de la propriété du futur pont et de tous les autres ponts fédéraux de la région métropolitaine.

Le gouvernement libéral qui a succédé au nôtre n’a visiblement pas donné suite à cette proposition de « nationalisme des ponts »…

Au-delà des rapports de force et de la sincère préoccupation pour la sécurité des usagers qui empruntaient le « vieux » pont (souvenons-nous de la saga de la super-poutre et du plan d’urgence en cas de fermeture), je retiens que cet épisode est une preuve supplémentaire du dysfonctionnement du fédéralisme. Le pont Champlain est une infrastructure stratégique. Une grande portion des échanges cruciaux pour l’économie canadienne dépend de ce pont qui enjambe la Voie maritime du Saint-Laurent. Cette anomalie historique est un véritable symbole de la présence canadienne sur le sol québécois. La version de M. Lebel a l’avantage de démontrer qu’il était hors de question pour Ottawa de céder un pouce à un gouvernement indépendantiste, même si plusieurs conservateurs dogmatiques auraient assurément voulu se débarrasser d’un pont construit à la hâte dans les années 1950.

Une fois retiré de la vie politique, M. Lebel reconnaît-il aujourd’hui qu’exiger le péage était une erreur ? Son entrevue ne le dit pas.

Avec le recul, je constate que le contrôle de l’ensemble des infrastructures sur le sol québécois par le gouvernement du Québec est bien plus efficace pour les contribuables et les entreprises qu’un absurde partage des compétences avec le fédéral.

Les batailles contre le péage, pour un pont « signature » et pour des transports en commun performants n’ont pas été gagnées par Denis Lebel ou par un gouvernement en particulier. Elles sont le résultat d’un travail de mobilisation entrepris par un gouvernement obsédé par le seul intérêt du Québec, avec des maires, mairesses, citoyens et gens d’affaires concernés.

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