Il y a au moins un point commun entre l’affaire SNC-Lavalin et l’avortement du procès intenté à l’ex-vice-amiral Mark Norman, et c’est le comportement troublant du Service des poursuites pénales du Canada (SPPC).

Le SPPC vient de retirer ses accusations contre Mark Norman parce qu’elle ne tenait pas compte de « faits pertinents ». Voilà de quoi renforcer les doutes de ceux qui s’interrogeaient cet hiver sur l’étonnant refus du même SPPC de négocier avec SNC-Lavalin un accord de réparation qui aurait évité aux contribuables un long procès à l’issue incertaine.

Dans le procès injustement intenté à Mark Norman pour abus de confiance, la Couronne a jeté l’éponge parce qu’elle s’est rendu compte, après deux ans de bataille judiciaire, qu’elle n’avait aucune chance d’obtenir un verdict de culpabilité contre l’officier.

La preuve avait été mal montée par la GRC et mal évaluée par le SPPC… En fait, il n’y avait pas de cause et il n’y avait jamais eu « abus de confiance » !

Si l’ingérence politique, dans l’affaire SNC-Lavalin, a été limitée et compréhensible, il n’en va pas de même dans ce dernier scandale qui éclabousse sérieusement le gouvernement… et pour lequel la Chambre des communes vient de s’excuser à l’unanimité, députés libéraux compris (le premier ministre Trudeau et le ministre de la Défense se sont éclipsés avant le vote).

On soupçonne l’ancien ministre néo-écossais Scott Brison, un grand ami personnel du premier ministre Trudeau et une tête d’affiche libérale dans les provinces Atlantique, d’avoir manœuvré pour transférer au chantier naval Irving un contrat de 700 millions de dollars octroyé de gré à gré par l’ancien gouvernement Harper à la compagnie Davie de Lévis. Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement Trudeau a décidé de retarder la signature du contrat.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

L'ex-ministre libéral Scott Brison est salué par le premier ministre Trudeau aux Communes à l'occasion de son départ de la vie politique, en février dernier.

Le vice-amiral Norman en a informé Davie et l’affaire s’est ébruitée. Furieux, M. Trudeau a lancé que cette « fuite » aboutirait devant les tribunaux. (On sait maintenant que c’est le gouvernement Harper qui avait chargé le vice-amiral de faire la liaison avec Davie.)

Peu après que les avocats de M. Norman eurent déposé en cour des documents décrivant les liens de M. Brison avec la puissante famille Irving, ce dernier, qui occupait la fonction prestigieuse de président du Conseil du Trésor, a quitté la politique à brûle-pourpoint sous prétexte de s’occuper de ses jumelles de 4 ans (encore un politicien qui découvre qu’il a des enfants pour se tirer d’un mauvais pas !).

Il n’y a aucune preuve que M. Trudeau, ou son entourage, ait fait pression sur la DPP pour envoyer Mark Norman au bûcher. Mais bien des questions restent en suspens.

Pourquoi le Bureau du premier ministre a-t-il chargé la GRC de faire enquête sur un haut-gradé militaire dont la feuille de route était impeccable ? Pourquoi traiter comme une affaire criminelle une « fuite » qui ne révélait rien à personne ? Pourquoi le Bureau du premier ministre a-t-il systématiquement refusé de transmettre aux avocats de M. Norman les documents le concernant ? Comment expliquer l’incompétence de la GRC, qui, en deux ans d’enquête, n’a même pas trouvé le moyen d’interroger les témoins-clés de l’ancien gouvernement Harper ?

Surtout, pourquoi le SPPC a-t-elle décidé d’intenter un procès ? Même en excluant toute intervention politique – on n’a aucune raison de croire que les procureurs fédéraux n’ont pas pris leur décision en toute liberté – , il faut se demander pourquoi le SPPC a sorti la massue sur la foi d’un rapport policier bancal.

L’arrêt des procédures arrive à un moment opportun pour le gouvernement Trudeau, car le procès devait commencer en août, en pleine pré-campagne électorale, et il aurait été d’autant plus spectaculaire que M. Norman s’était adjoint les services de Marie Henein, la brillante avocate qui a dévoilé les supercheries des plaignantes dans le fameux procès de Jian Gomeshi.

Le DPP et SNC-Lavallin

À la lumière de l’affaire SNC-Lavalin, il y a dans cette nouvelle affaire des raisons de s’interroger sur les motivations d’un SPPC qui décide de ruiner la réputation d’un officier au passé sans tache au lieu de s’interroger sur la faiblesse de sa propre cause. Tout comme, un peu plus tard, elle décidera d’intenter un procès à SNC-Lavalin au lieu d’opter pour une alternative plus avantageuse à tous égards.

Ce procès s’annonce en effet comme une aventure qui va coûter à l’État des millions en pure perte, alors qu’un accord de réparation lui aurait permis de récupérer des millions en « amendes » de la part de l’entreprise fautive.

SNC-Lavalin est accusée de corruption pour des tractations qui se sont produites entre 2000 et 2011 avec l’ancien gouvernement Kadhafi. Or, depuis 2011, la Libye a été dévastée par une guerre civile, l’offensive aérienne de l’OTAN et d’incessants affrontements sanglants entre des clans. Ce territoire libyen est aujourd’hui une « no-go zone » qui sert de camp d’entraînement et de rampe de lancement à plusieurs groupes terroristes, de même qu’aux passeurs criminels qui exploitent les migrants africains en route vers l’Europe. Tous les acteurs de l’ère Kadhafi sont disparus ou sujets à caution.

Il faut rêver en couleur pour s’imaginer que les enquêteurs canadiens vont aisément y recueillir des preuves matérielles et des témoignages crédibles. Ce procès prendra des années et l’on peut parier que la Couronne le perdra. À la fin, SNC-Lavalin, ou ce qu’il en restera, s’en tirera sans pénalités financières.

Le Canada aura perdu sa plus grosse entreprise d’ingénierie et de construction, le Québec un autre siège social, et l’on aura gaspillé une fortune en fonds publics.

En optant pour la ligne dure dans deux cas où ce n’était pas raisonnable, le SPPC était-il motivé par une volonté morale de « punir » coûte que coûte ? Par une opposition de principe à la négociation et au compromis ? Faut-il plutôt parler d’incompétence pure et simple ?

La directrice du SPPC, Kathleen Roussel, a toujours refusé d’expliquer sa décision sur SNC-Lavalin. La loi ne l’y oblige d’ailleurs pas.

Le ministre de la Justice, David Lametti, pourrait l’obliger à faire volte-face. L’enjeu en vaudrait la peine, mais ce serait politiquement périlleux, surtout avec cette « affaire Norman » qui replonge le gouvernement dans l’eau chaude.

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