Dès ma sortie de l'École du Barreau en 2000, j'ai eu le privilège de travailler avec des avocats de grand talent parmi lesquels j'ai trouvé de généreux mentors. Un de leurs plus précieux conseils fut de ne jamais oublier que les juges appelés à trancher des litiges sont d'abord et avant tout des êtres humains. Ce sont des hommes et des femmes qui, tout en exerçant leurs fonctions avec la droiture, l'impartialité et l'intégrité requises par leur statut, cumulent des expériences de vie, personnelles et professionnelles, qui sont susceptibles de teinter leur appréciation des faits et de colorer leurs jugements.

Cette dimension humaine du pouvoir judiciaire nous ramène à la décision de la Cour d'appel dans le dossier de la prière du maire Tremblay de Saguenay, jugement rendu par un banc composé des honorables juges Benoît Morin, Allan R. Hilton et Guy Gagnon. Le site internet de la Cour d'appel du Québec nous apprend que le premier, également élève au Collège des Jésuites, est né à Québec en 1942, le deuxième à Montréal en 1949 et le troisième à Amos en 1952. Trois Québécois de souche, donc, dont l'enfance et le parcours académique ont assurément trempé dans le vin de messe et l'eau bénite, et qui sont instinctivement sensibles à l'histoire de notre peuple et à son héritage religieux.

Même moi, qui suis née plusieurs années plus tard et qui tire volontiers la langue à mon pieux paternel lorsqu'il me reproche «d'avoir fait des enfants dans le péché», je dois confesser une certaine nostalgie au souvenir des enseignements reçus au Séminaire Ste-Marie de Shawinigan par soeur Bertrand et les abbés Grenier et Perron, dont les cours portaient la couleur de leur foi et de leur attachement à la religion catholique.

Pourtant, il est bien connu que la vision rétrospective tend parfois à embellir un passé pas toujours glorieux. Or, l'omniprésence de l'Église catholique a entraîné son lot d'abus et on ne saurait reprocher aux Québécois d'avoir manifesté leur indigestion de la saveur religieuse en désertant en masse les églises et en tournant le dos à cette institution.

Il est néanmoins regrettable que le pouvoir judiciaire ait été saisi de cette délicate question religieuse avant que le pouvoir législatif n'ait eu l'occasion d'établir sa position en matière de laïcité.

À la lecture de ce jugement, parsemé de quelques contradictions - comment reprocher au maire Tremblay d'exprimer sa foi par un signe de croix tout en lui reconnaissant le droit de prier publiquement? - on sent par ailleurs un profond désir de protéger les racines religieuses de la société québécoise et un refus de reléguer aux oubliettes ces symboles et références à la religion catholique en leur accolant l'étiquette peu enviable de zone grise.

Guidés par une pulsion de préservation, les juges tracent même un parallèle entre la prière récitée par une instance politique et certains symboles historiques religieux comme la croix du mont Royal, l'hymne national et le crucifix de l'Assemblée nationale. Si cette réaction de la Cour d'appel est humainement défendable, elle s'explique plus difficilement au plan juridique. Il existe en effet un monde d'écart entre ces deux catégories de gestes et symboles, et les assimiler les uns aux autres contribue à entretenir la confusion sur le rôle et la place de la religion dans notre société.

Voilà donc un jugement étonnant, troublant, déconcertant, et une preuve éloquente qu'on pourra toujours sortir le juge de l'homme, mais jamais l'homme du juge...

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