Aujourd'hui, mercredi des Cendres, les chrétiens entrent en carême. Or, croyant ou non, se sent-on encore concerné par ce que signifie cette période de jeûne, même pris dans un sens spirituel très large? Beaucoup savent qu'il réactualise les quarante jours de Jésus et les quarante ans d'Israël au désert. Mais pourquoi toute cette aridité volontaire, alors que l'existence est déjà ponctuée d'épisodes de sécheresse dont on se passerait volontiers?

Au fond, ce qui rend le carême si étranger à la vie spirituelle de la plupart d'entre nous n'est pas vraiment l'aridité en elle-même, ou l'effort de sobriété. Car on saisit assez vite que c'est là une condition de la solidarité: puisque tous n'ont pas la même chance dans l'existence, se priver permet, matériellement, de rétablir un peu l'équilibre et, spirituellement, de mieux comprendre l'état dans lequel vit la plus grande partie de l'humanité.

En fait, si plusieurs décrochent, c'est que l'aridité du carême est perçue comme une renonciation à soi-même. «Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix», dit Jésus. Voilà bien un de ses enseignements qui souffrent le plus d'interprétations erronées. On peut rapidement conclure qu'on doit s'oublier complètement en vue de Dieu et du prochain. De quoi mener au fanatisme. Ou à la dépression.

Au contraire, le carême est un temps privilégié pour se choisir soi-même, dans une plus grande liberté. Si Jésus s'isole quarante jours avant d'amorcer son ministère public, c'est pour prendre pleinement conscience de lui-même et de sa mission, loin des attentes des autres. Pareillement, au désert, Israël quitte l'entourage des autres peuples pour apprendre à découvrir qui il est dans le regard de Dieu. Il y apprend à ne pas se juger selon les normes des cultures étrangères, mais selon une éthique qu'il consent à faire sienne.

Le reniement prêché par le Christ s'adresse donc à celui qui vit son existence sur une scène, prisonnier du regard des autres. C'est à ce «moi» de théâtre qu'il s'agit de renoncer, pour acquiescer avec plus de force à qui nous sommes. Et c'est en se choisissant soi-même que l'on choisit également Dieu (pour les croyants) et le prochain.

Cela dit, une autre perception tenace noircit la réputation du carême dans la conscience contemporaine: temps de privations, il s'agirait d'y faire de grands efforts de volonté. Or nous sommes tous assez désillusionnés concernant la force et l'endurance que possède notre volonté. Les résolutions du jour de l'An tiennent rarement longtemps...

Nous percevons donc le carême par le biais de ce que l'essayiste Nicolas Langelier appelle «la conception Rocky Balboa de la volonté»: l'illusion que nous pouvons accomplir des merveilles à grands coups de volonté. Or il est significatif qu'un combat de boxe ne dure pas longtemps: outre exception, notre volonté n'est pas faite pour fournir de gros efforts de manière soutenue.

La solution? Prendre des moyens simples pour faire en sorte que notre volonté ne soit pas constamment sollicitée. Impatient chronique, j'ai beau vouloir prendre une demi-heure pour méditer, pour me rapailler un peu, si un de mes gadgets électroniques émet le moindre bruit, m'informant qu'un nouveau message Facebook ou autre m'attend, je suis à la torture... et succombe souvent. Il me suffit d'éteindre tous mes gadgets, et me voilà libéré.

Bref, si le carême peut être un temps où l'on apprend à se choisir soi-même avec lucidité, il est opportun, pour y arriver, d'assouplir l'adage «aide-toi et le ciel t'aidera». Ce dernier garde sa pertinence s'il n'est pas tant un «fais un effort!» aux sourcils froncés qu'un plus raisonnable «prends les dispositions pour te permettre, sans exploits, de faire ce que tu désires vraiment». Bon carême!

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