Dans L'histoire de Pi, livre primé de Yann Martel et récemment porté à l'écran par Ang Lee, un rescapé d'une catastrophe maritime raconte son histoire abracadabrante. À son auditeur, il promet que son récit lui fera croire en Dieu.

De fait, puisqu'il a survécu au naufrage en partageant son bateau de sauvetage avec un tigre du Bengale, certains se disent: «Dieu l'a sauvé, c'est la seule explication». Pourtant, d'autres rétorqueront: «Ah oui? Et Dieu, il était où, pour les centaines de victimes du naufrage?»

Comme les vainqueurs écrivent l'histoire, les survivants ont l'impression que Dieu est de leur côté. Pas nécessairement de leur côté en opposition à celui des autres; mais en tout cas, ils constatent qu'ils ont été sauvés, «élus» en quelque sorte. Pourquoi? Dieu seul saurait dans sa sagesse insondable.

Comme toute tragédie, celle de Lac-Mégantic pose la question de Dieu. S'il existe, s'il est amour, pourquoi permet-il ce genre d'événements? Certains répondront que Dieu, justement par amour, n'intervient pas pour que la responsabilité humaine s'exerce pleinement. Si Dieu descendait du ciel pour prévenir les dégâts chaque fois que les hommes pèchent par méchanceté, négligence, etc., nous habiterions un monde infantilisé.

Cette réponse dit quelque chose de juste, mais elle est incomplète. Elle met une pression démesurée sur la responsabilité humaine. Oui, il faudra enquêter et demander des comptes. Oui, sans doute trouvera-t-on des gens aux mains sales dans cette histoire. Mais demeurera toujours une disproportion effroyable entre la souffrance causée et la culpabilité relative de certaines personnes, qui risquent d'ailleurs de se voir injustement traiter en boucs émissaires.

Il n'y a pas de réponse simple à donner à l'excès de souffrance dont le monde est chargé. Nous sommes habitués à associer directement un effet à sa cause. Or, comme la physique quantique nous a appris qu'il y avait une part d'indétermination au sein même de la matière, tout n'est pas réglé par d'implacables lois de récompenses et de châtiments dans la vie des humains.

Avouons-le: nous préférerions que Dieu intervienne avec force pour la justice, et nous prions en ce sens. Mais Dieu, dans la perspective chrétienne, n'agit pas comme une entité toute-puissante. Au contraire, il vient mourir sur une croix, dans la déréliction et l'impuissance.

Qu'est-ce que cela veut dire? Dieu ne serait pas maître de l'histoire? Il l'est, mais pas au sens où il en tirerait les ficelles à coups de miracles faciles, bafouant ainsi des lois naturelles qu'il a lui-même établies. S'il respecte vraiment sa création et la condition humaine, Dieu est maître de l'histoire quand il agit au coeur des espaces d'indétermination. Là où tout peut se jouer à tout moment. Et le principal lieu d'indétermination, c'est notre conscience d'hommes et de femmes libres. Libres d'aimer ou pas.

Si tout s'arrêtait dans la mort, la discrétion de Dieu serait absurde et injuste: des innocents périraient sans cesse pour donner l'occasion aux survivants de s'aimer davantage. Dieu ferait aussi bien de régler ses comptes dans l'immédiat. Mais on peut légitimement croire que ce n'est pas le cas.

Dans sa chanson Jesus, Etc., le groupe folk Wilco fredonne «Our love is all God's money». Dieu n'a que notre amour dans ses poches. Il nous attend donc pour être un peu moins pauvre. Dieu n'a causé en aucune manière la tragédie de Lac-Mégantic. Mais il nous y attend, pour que nous devenions plus riches, les uns par les autres. Ça n'explique rien. Mais c'est ainsi.

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