C'est arrivé durant l'été 1992 à Tolède, où je participais à un colloque. Profitant d'une pause, j'avais quitté l'amphithéâtre surchauffé pour me réfugier dans la fraîcheur d'un parc adjacent. Je contemplais distraitement l'Alcazar et ses environs, à proximité, quand un homme s'approcha de moi. Il était très grand et maigre, dans la trentaine avancée, un peu voûté et le cheveu rare, déjà. Il souriait. D'un geste, il demanda à se joindre à moi.

Il enseignait l'anglais et d'autres langues dans un institut près de Moscou. Anatoli. C'était son nom. Il vénérait la culture occidentale, qu'il connaissait très bien. Il me parlait de sa dévotion pour Dante et Shakespeare, pour Goethe et Balzac, Mozart et Beethoven. Il se réjouissait de la chute récente de l'URSS, qui allait enfin rouvrir à sa patrie les portes de la « civilisation ». Avec de grands gestes, il décrivait avec passion et conviction le grand pays que la Russie allait devenir (ou redevenir) une fois réconciliée avec les Lumières, la liberté et la démocratie. Il entrevoyait des alliances inédites avec l'Europe et l'Amérique.

LA POMME DE DISCORDE

Au gré de ses envolées, il s'était rapproché de moi sur le banc. Il me racontait comment, avec ses maigres épargnes en poche, il avait pu se rendre à ce colloque : des jours et des nuits en train de troisième classe, dormant sur des banquettes et se nourrissant de peu. Arrivé le matin à Tolède, il ignorait où il allait loger. C'était son premier voyage en Europe de l'Ouest ; il en rêvait depuis son adolescence. J'observais sa tenue négligée, ses vêtements fripés, son visage émacié au regard fiévreux qu'on aurait dit sorti d'un roman de Dostoïevski.

Il n'était pas rasé. Le parfum des allées fleuries n'arrivait pas à masquer l'odeur forte qu'il dégageait.

Il a sorti une pomme de sa poche, l'a astiquée sommairement contre sa veste et m'a offert de la partager. J'ai eu un instant d'hésitation que je me reproche encore aujourd'hui. J'avais scrupule à le priver de ce qui était peut-être son déjeuner, mais je contenais mal également la répulsion que j'éprouvais. Je pris subitement conscience de ce que ce geste signifiait pour lui : un acte de solidarité ou même de fraternité, une sorte de retrouvaille. Mais il était trop tard ; ma réticence l'avait blessé. Il balbutia quelques mots embarrassés et s'éloigna vers le pavillon du colloque. Je suis resté sur le banc, attristé et repentant.

J'essayai ensuite de reprendre contact, mais il était mal à l'aise et s'esquivait. Au terme du colloque, je n'ai pas pu le trouver pour le saluer.

LA DESTRUCTION D'UN RÊVE

On sait ce qui s'est passé dans les années qui suivirent : la tentative d'une nouvelle élite pour réformer la Russie et la mettre à l'heure de l'Atlantique, le comportement ambigu des puissances occidentales (les États-Unis surtout), accusées de renier leurs engagements à intégrer le pays dans les grands organismes de l'Occident, l'humiliation et le ressentiment que les Russes en ont conçus, le parti cynique que Poutine et ses amis en ont tiré. La fin du rêve a été brutale. On a envie de dire : « Pardonne-nous, Anatoli. » Et on se demande ce que sont devenus tous les autres Anatoli qui avaient misé sur l'Occident et en conservent sans doute le souvenir cruelle d'une trahison.

Les spécialistes connaissent bien cette histoire que je résume trop sommairement. Mais ils ignorent ce que je suis le seul à savoir : que tout cela a commencé en 1992 à Tolède entre un grand Russe efflanqué et moi, à partir d'une autre funeste histoire de pomme...

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