J'aime la Nouvelle-Angleterre en automne. C'est la fin de l'été; le feuillage s'emballe juste avant de s'éteindre. Le décor est planté pour une mélancolie qui tient au paysage, bien sûr. Mais pour moi, il se nourrit surtout de la mémoire des Canadiens français qui ont peuplé cette partie des États-Unis pour s'en faire une patrie, y laissant partout leur signature.

Récemment, on pouvait encore la retrouver dans leurs églises, parfaites reproductions des nôtres avec leurs chants, leurs feuillets paroissiaux, leurs bancs fatigués. Et à côté des églises, les cimetières modestes, mais propres. Ils sont tous là: les Gagnon, les Simard, les Tremblay, les Brassard, bien alignés selon l'ancienneté. Plusieurs sépultures sont défraîchies; les descendants sont allés plus loin vers l'Amérique profonde, attirés par d'autres frontières.

C'est dans les années 1960 au Saguenay que j'ai commencé à interviewer de vieux cultivateurs qui avaient choisi de revenir des «États». Plusieurs y étaient nés; ils faisaient partie du million de Québécois dont les familles ont émigré entre 1830 et 1930. Ils parlaient de Lewiston, Manchester, Woonsocket, Lowell, Worcester et d'autres noms chargés de légendes qui n'allaient plus quitter mon imaginaire. Au fil des ans, j'ai visité ces places où ils avaient semé des «petits Canadas».

Il suffisait de pénétrer dans un McDonald's au milieu de l'après-midi pour en retrouver des descendants. Ils s'y réunissaient tous les jours autour d'un café pour se raconter une autre fois en français les belles années de la «factrie» où ils avaient travaillé. Mais avec quel plaisir - et quelle nostalgie aussi - ils évoquaient pour mon profit les paroisses lointaines qu'eux-mêmes ou leurs parents avaient laissées de l'autre côté de la frontière. Personne ne songeait à y retourner; ils avaient adopté leur nouveau pays et s'y trouvaient heureux. Mais la mémoire aiguë, douloureuse même, de la première patrie survivait.

L'émotion que dégageaient ces témoignages pleins de vérité et de retenue, ponctués parfois d'une petite larme, m'est restée.

Plus tard, travaillant sur l'intégration des immigrants au Québec, j'ai beaucoup pensé à ces vieilles personnes établies depuis longtemps là-bas et néanmoins toujours en mal de l'ancienne patrie. Cette pensée m'a rendu sensible aux difficultés de l'exil; elle m'inspire de la bienveillance envers les immigrés.

Au 19e siècle, quelques intellectuels d'ici ont cru que l'avenir de notre nation se trouvait non pas au Canada, mais aux États-Unis. Ils encourageaient l'émigration vers ce grand pays mythique, symbole de liberté et de prospérité. C'était une migration de la misère, bien sûr, comme toutes celles qui prenaient forme à l'époque en Europe et ailleurs. On ne saura jamais combien de ces exilés ont réalisé le rêve américain. Pour ce qui est des nôtres, on connaît mieux le sort de ceux qui sont revenus au Québec après quelques années pour refaire leur vie grâce à l'argent épargné.

Je me suis beaucoup intéressé aux cas des cultivateurs saguenayens qui rentraient au bercail pour s'établir à nouveau sur une terre. Les élites locales, le clergé surtout, croyaient qu'après avoir cédé un moment à l'attrait du veau d'or, ils avaient enfin vaincu leur égarement et revenaient à de meilleurs sentiments. Ils iraient donc rejoindre les rangs des croisés de la terre et oeuvrer à y étendre la foi catholique.

C'était une profonde méprise. Regardant vers le Nord, ces défricheurs rêvaient plutôt de villes, d'usines, de chemins de fer. Comme aux «States»... Ce fut le début d'un long malentendu qui ne s'est jamais vraiment dissipé. On a mis du temps à le savoir; peu de lettrés se sont intéressés à ce rêve-là.

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