C'est la saison des tomates au marché Jean-Talon et les gens de toutes origines viennent les chercher pour mijoter des réserves de sauce. Preuve qu'en plus d'être italienne, l'identité de la tomate est aujourd'hui planétaire. Pourtant, quand, de sa région andine natale, elle a frappé à la porte de l'Occident, la tomate a aussi suscité beaucoup de méfiance.

Les préjugés sur cet immigrant étaient si puissants que l'humanité se demande encore aujourd'hui si la tomate est un fruit ou un légume. Une question qui a pourtant été tranchée par la science depuis bien longtemps, car cette frontière entre fruits et légumes qu'on veut infranchissable est botaniquement inexistante. La tomate, la pomme, la cerise, le maïs, la mangue, le piment, la courge, la fève et bien d'autres sont tous des fruits, puisqu'ils sont de simples ovaires qui enveloppent et protègent des graines.

Si la tomate inspirait la crainte, c'est à cause de sa couleur, mais aussi de son appartenance à la famille des solanacées, dont certains membres, incluant la mandragore et la belladone, étaient bien redoutés de l'Occident. Alors, quand les conquistadores espagnols ont débarqué le petit fruit rubicond en Europe, on le surnomma Lycopersicon, ce qui veut dire la pêche de loup. Le bruit courait en effet que cet immigrant était capable de décimer des meutes de loups.

En Amérique du Nord, même si la tomate n'est pas arrivée par le Mexique, elle a aussi buté sur des forteresses en fils de fer barbelés. Si bien qu'en 1820, pour prouver à ses concitoyens que l'étranger était inoffensif, Robert Gibbon Johnson, colonel retraité et notable de la ville de Salem, rassembla 2000 personnes pour le voir ingurgiter un kilo de tomates. Un suicide en direct appréhendé que même les sorcières de Salem ne pouvaient pas manquer. Les pouvoirs assassins de la tomate étaient si robustes dans l'imaginaire qu'on avait fait venir un orchestre de pompes funèbres pour l'occasion. Pourtant, sa dernière tomate ingurgitée, le colonel a vécu heureux et sans problème de prostate pendant de longues années.

Cette anecdote, que certains historiens pensent être une légende, a le mérite de mettre en scène le grand préjugé dont était victime la tomate à cette époque.

Entre l'Occident et la tomate, le temps a fait oublier cette période d'exclusion. Que voulez-vous, la mémoire humaine est courte et il suffit d'entendre le gouverneur républicain du New Jersey, Chris Christie, dont la mère est d'origine sicilienne et le papa a des origines irlandaises, proposer de pourchasser les migrants comme on traque des courriers FedEx pour s'en convaincre. Pour mieux comprendre toute l'histoire, lui et cet autre fils d'immigrée écossaise qu'est Donald Trump gagneraient à relire la page qui précède avant de proposer d'écrire celle qui suit.

Si la tomate a fini par séduire cette Amérique aujourd'hui ketchupo-dépendante, c'est parce que Thomas Jefferson, lui, s'est porté à sa défense en la cultivant dans son jardin de Monticello pour la faire découvrir tranquillement à ses invités. C'est le même stratagème d'inclusion qu'avait imaginé le roi Louis XVI avec Antoine Parmentier pour faire accepter tranquillement aux Français cet autre immigrant mal aimé qu'était la pomme de terre et qu'on croyait alors transporter la lèpre dans ses tubercules.

La tomate est aujourd'hui citoyen du monde, mais elle transporte les Andes dans son jus, un peu comme ces petits-fils d'immigrants du marché Jean-Talon qui nous les vendent portent dans leur sang l'Italie de leurs grands-parents. Il est vrai aussi qu'une faible proportion de tomates peut afficher un plus haut taux d'une toxine appelée la solanine, mais ces concentrations demeurent beaucoup trop faibles pour se priver des bienfaits et du plaisir d'en manger. Si les immigrants craints d'hier sont devenus les pure laine d'aujourd'hui, gageons que ces immigrants redoutés d'aujourd'hui seront les pure laine de demain. 

Voilà ce que l'histoire de la tomate nous enseigne.

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