Autant on appuie les critiques du Canada face aux exactions de l'Arabie saoudite, autant on ne peut que souligner leur ironique manque de crédibilité. Car avec la pétromonarchie saoudienne, l'approche d'Ottawa pourrait se résumer ainsi : armez maintenant, dénoncez plus tard...

Ainsi se perpétue une vieille tradition, celle de courber le dos pour ramasser l'argent.

La semaine dernière, le royaume wahhabite s'est une fois de plus attaqué à ses femmes et à ses intellectuels. Riyad a emprisonné plusieurs militantes et militants des droits de la personne, dont la soeur de Raif Badawi, Samar.

Le Canada a dénoncé avec raison ce nouvel assaut contre la dignité humaine. Le ministère des Affaires étrangères a «exhorté» Riyad à les «libérer immédiatement».

En riposte, les Saoudiens ont rapatrié leur ambassadeur, expulsé celui du Canada - en seulement 24 heures! - et suspendu les échanges commerciaux.

Il est vrai que le mot «immédiatement» tranchait avec le ton diplomatique. Mais pour le reste, la réaction du Canada n'avait rien d'anormal. Il s'agissait d'un simple rappel des valeurs devant en principe être défendues par la communauté internationale. Ottawa avait déjà fait la même chose, entre autres en mai dernier après l'arrestation de Loujain al-Hathloul, ex-étudiante à l'Université de Colombie-Britannique, après son retour en Arabie saoudite. Dans les deux cas, on est loin des ingérences en coulisse ou manoeuvres de sabotage.

Même si la réaction saoudienne étonne, les dégâts risquent d'être limités. Dans l'ensemble, les échanges commerciaux entre les deux pays dépassent à peine 4 milliards.

C'est autre chose qui nous préoccupe : la crédibilité des critiques du Canada.

Ottawa sait que cette monarchie wahhabite emprisonne et exécute ses dissidents. Y compris certains qui ont le simple tort de dire qu'Allah n'est pas si grand...

Malgré tout, en 2015, le gouvernement Harper a autorisé une entreprise canadienne à vendre pour 15 milliards en armes à l'Arabie saoudite. Et le gouvernement Trudeau a ensuite fait le service après-vente. Il a banalisé le contrat - il ne s'agirait que de «Jeeps», a osé prétendre le chef libéral.

Par après, M. Trudeau n'a pas essayé très fort de vérifier comment ces armes étaient utilisées. Il a fallu attendre les révélations des médias pour que le ministère des Affaires étrangères enquête. Son rapport, qui s'appuyait en partie sur des sources saoudiennes officielles, a conclu le printemps dernier que tout se faisait dans l'ordre.

Quelqu'un à Ottawa pense-t-il sérieusement que cet arsenal servira uniquement à la dissuasion et à l'autodéfense? À Berlin, on ne le croit pas. L'Allemagne a annulé cette année ses contrats avec l'Arabie saoudite, et ce, même si elle avait beaucoup plus à perdre en raison des relations commerciales plus étroites entre les deux pays.

Preuve de notre incohérence : en janvier dernier, le Canada se félicitait d'offrir une aide de 65 millions au Yémen, bombardé par l'Arabie saoudite. Il n'a pas été possible de prouver que les armes canadiennes ont servi dans ce conflit ni dans la répression de la minorité saoudienne chiite. Mais on peut à tout le moins affirmer que ce risque existe.

Avec les Philippines, le gouvernement Trudeau s'était montré plus sceptique. L'hiver dernier, il a eu le courage de réviser un contrat vendant 16 hélicoptères 412EPI de Bell au régime du président autocrate Rodrigo Duterte. Irrité, Duterte a déchiré le contrat.

Certes, on ne doute pas de la sincérité de l'indignation de la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, entre autres à cause du symbole de la famille Badawi. On reconnaît aussi qu'au nom de la continuité de l'État, le gouvernement Trudeau ne peut pas déchirer à la légère un contrat approuvé par son prédécesseur. Et enfin, on avoue que même si ce contrat était annulé, cela ne changerait pas grand-chose aux atrocités commises par Riyad, surtout quand les États-Unis les encouragent.

Reste que vient un temps pour un pays où il lui faut avoir le courage d'être en accord avec lui-même et de payer le prix de ses principes.

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COMMENT EXPLIQUER LA RIPOSTE DE RIYAD?

Le royaume veut envoyer un message aux autres pays. Il se sent aussi renforcé par l'appui du président américain Donald Trump, qui s'est rapproché des Saoudiens pour mieux lutter contre leur ennemi commun, l'Iran. Et enfin, il y a la susceptibilité de l'impétueux prince héritier Mohammed ben Salmane.

D'ailleurs, les arrestations remettent en contexte sa prétendue libéralisation du pays. Si les femmes peuvent y conduire depuis juin, cela n'était peut-être pas au nom de leurs droits, encore méthodiquement bafoués. C'était peut-être plutôt une façon de faire croître l'économie saoudienne, qui essaie désespérément de se diversifier, comme le prouve la vente de 5% des actions de la mégasociété pétrolière nationale Aramco.

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