Le gouvernement Couillard injectera enfin des « dizaines de millions de dollars » pour désengorger les tribunaux, a révélé hier notre collègue Martin Croteau.

Mais cette aide in extremis ne suffira peut-être pas à empêcher qu'une multitude de procès criminels soient abandonnés à cause des délais déraisonnables. Si cette crainte se confirme, il faudrait alors étudier une solution de dernier recours : reporter de quelques mois l'application de l'arrêt Jordan de la Cour suprême.

En juillet dernier, le plus haut tribunal du pays a réinterprété le droit constitutionnel à avoir un procès dans des délais raisonnables. Un accusé pouvait déjà être relâché si les délais étaient trop longs. La Cour a toutefois changé la façon de faire valoir ce droit. Après une attente de 18 mois (Cour du Québec) ou 30 mois (Cour supérieure), l'accusé n'a plus besoin de prouver que l'attente lui cause des préjudices. Le fardeau de la preuve incombe désormais à la Couronne. Et elle ne peut pas se justifier en invoquant le manque de ressources du système (pas de juges ou de salles disponibles).

Ce jugement a été rendu par une fragile majorité (5 contre 4). Les juges minoritaires ont vertement critiqué cette « transformation radicale » de notre droit et l'insuffisance des mesures transitoires.

Au Québec, plus de 222 requêtes en arrêt des procédures sont à l'étude. Elles impliquent entre autres des gens accusés de corruption et de meurtre.

Certains ont proposé que Québec invoque la disposition de dérogation (« clause nonobstant »), qui suspendrait le droit constitutionnel à être jugé dans des délais raisonnables. Jeudi dernier, nous avons critiqué cette idée qui pose trois problèmes. D'abord, le provincial n'aurait peut-être pas la compétence pour y recourir, car la justice criminelle relève du fédéral. Ensuite, cela enlèverait la nécessaire pression pour briser la culture des délais. Et enfin, cela irait beaucoup trop loin, car on suspendrait le droit constitutionnel à avoir un procès dans une même ère géologique...

Ces écueils pourraient toutefois être évités si Ottawa ou Québec demandait à la Cour suprême ou à la Cour d'appel de suspendre pendant quelques mois l'application du jugement.

Les droits des accusés ne seraient pas indûment brimés, car on ne ferait que revenir à l'ancien régime qui permettait déjà de gagner une requête en arrêt des procédures. Une certaine pression demeurerait donc pour réduire les délais.

Ajoutons que cette pression est devenue un peu moins nécessaire depuis le réinvestissement annoncé du gouvernement Couillard. Le reste du travail doit maintenant venir des autres acteurs du système de justice (superprocès ingérables, partage laborieux de la preuve, abus des expertises et enquêtes préliminaires inutiles).

L'idéal serait que les juges interprètent avec prudence l'arrêt Jordan*, qui suggère de tolérer davantage les délais si les accusations ont été déposées avant l'été dernier, ou si le dossier est complexe. Mais le plan B, celui de reporter l'application du jugement, mérite d'être étudié.

On insiste, avant de songer à reporter l'application de l'arrêt Jordan, tous les efforts devront avoir été faits. Mais la demande ne serait pas si inédite. Un tel sursis avait été demandé par le fédéral dans le jugement unanime sur le suicide assisté. Ce serait encore plus légitime pour le controversé arrêt Jordan. Et, détail important, pour obtenir ce répit, un gouvernement devrait prouver que malgré sa meilleure volonté, la cible de 18 et 30 mois reste inatteignable à court terme. Bref, qu'on lui a confié une mission impossible.

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