Il y a urgence de faire beaucoup de choses pour sauver les procès criminels menacés par l'arrêt Jordan, mais la clause dérogatoire n'en fait pas partie.

Le Parti québécois veut examiner cette mesure pour éviter que plus de 222 poursuites ne soient abandonnées, comme celles de la tragédie de Lac-Mégantic ou du gangstérisme à Laval.

L'opposition a tout à fait raison de talonner le gouvernement Couillard. En effet, la « table de travail » lancée le mois dernier ne suffira pas. Mais le temps n'est pas venu d'invoquer la clause dérogatoire. Ce serait illégitime et en partie inefficace, car on enlèverait l'épée qui pend au-dessus du système de justice. Cette pression est pourtant nécessaire pour casser la culture des délais.

En juillet dernier, la Cour suprême a administré un électrochoc avec l'arrêt Jordan. Il établit une limite à la durée d'une cause dans une cour provinciale (18 mois) ou supérieure (30 mois).

Au-delà de ce seuil, à moins de circonstances exceptionnelles, on estime que l'accusé n'a pas eu droit à un procès dans un délai raisonnable. Il peut alors intenter une requête en arrêt des procédures.

Cette requête existait déjà. Ce qui change avec l'arrêt Jordan, c'est qu'elle devient plus facile à plaider. Car après 18 ou 30 mois, l'accusé n'a plus besoin de prouver le préjudice causé par l'attente.

C'est à la Couronne de justifier les délais, et la congestion du système de justice n'est plus une excuse valable.

Les juges peuvent seulement tolérer les délais issus de « circonstances exceptionnelles » non imputables à la défense, telles la maladie ou la complexité d'un dossier comme du gangstérisme dans une grande ville.

Ce jugement reste toutefois controversé. Il a été rendu par une fragile majorité de cinq juges contre quatre. Les dissidents ont dénoncé cette « transformation radicale » de notre droit. Selon eux, il n'aurait pas fallu chiffrer le plafond d'une attente déraisonnable, un rôle qui reviendrait aux élus.

Il existe donc de bonnes raisons pour critiquer l'arrêt Jordan. Or, la clause dérogatoire ne ferait pas que suspendre cette décision. Elle irait beaucoup plus loin, en suspendant carrément le droit constitutionnel à être jugé dans des délais raisonnables, qui existe autant dans la Charte québécoise que canadienne.

La clause dérogatoire n'est pas en soi illégitime. Au contraire, elle fait partie de la Constitution, et elle est invoquée plus souvent que l'on pense - même dans le récent projet de loi sur les retraites.

L'objectif visé par ses défenseurs n'est pas non plus illégitime. Comme le rappellent les juges dissidents, le droit à un procès dans un délai raisonnable ne doit pas être évalué de façon isolée. Il faut aussi considérer l'importance pour notre société que les causes criminelles soient évaluées par le tribunal.

Le problème est dans l'asymétrie totale entre le moyen et l'objectif. Surtout que toutes les autres solutions n'ont pas encore été essayées.

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La culture des délais inquiétait bien avant l'arrêt Jordan. « Je n'en dors pas la nuit », avouait même à La Presse en janvier dernier la juge en chef adjointe de la Cour du Québec.

Les causes sont nombreuses : cafouillage des mégaprocès, méfiance entre la Couronne et la défense, partage laborieux de la preuve, peines minimales, abus des expertises, enquêtes préliminaires inutiles et juges qui tolèrent ces interminables procédures.

L'hiver dernier, la ministre de la Justice Stéphanie Vallée a créé un comité pour changer cette culture. Et en octobre, elle a lancé une table de travail. Mais c'est loin d'être suffisant, comme le souligne avec raison l'opposition.

Car il y a urgence. Depuis le début de novembre, les demandes d'arrêt de procédures ont explosé, de 153 à au moins 222. Et il y en aura d'autres.

Le gouvernement Couillard n'a pas le choix. Il doit ajouter sans tarder des ressources. Il manque de procureurs - les 21 postes ajoutés en septembre ne compensent même pas pour les coupes depuis 2014. Et il manque aussi de salles, de greffiers et de juges. Pire, même les postes actuels ne sont pas tous pourvus. On attend encore qu'Ottawa nomme neuf postes à la Cour supérieure.

Voilà la priorité : maintenir toute la pression sur Ottawa et Québec.

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