Il y a peut-être de bonnes raisons pour que l'on cesse d'ennuyer le cinéaste Roman Polanski avec l'agression sexuelle qu'il a commise à l'endroit d'une adolescente. Il a peut-être déjà assez «payé». Ça s'est passé il y a très longtemps. La victime a laissé tomber sa plainte. Les Américains sont des puritains imbéciles. Un sombre complot impliquant les banques suisses n'est pas exclu...

Tout cela mérite d'être soupesé.

Mais il y aurait aussi une très mauvaise raison de tourner la page. Et ce serait l'«immunité artistique». C'est-à-dire une sorte de passeport diplomatique destiné exclusivement aux artistes. Ou de statut d'extraterritorialité s'appliquant au mètre carré de sol qu'ils foulent de leurs pieds!

 

Ce serait ridicule. Déjà que les artistes jouissent de facto d'une immunité morale quasi totale: la société tolère chez eux des comportements qu'elle n'accepterait de personne d'autre.

Un artiste peut fonder pendant des décennies son personnage public sur la grossièreté, la mauvaise foi, l'invective, l'injure, la calomnie et la haine sans récolter autre chose que l'admiration obséquieuse de la galerie. «C'est un artiste blessé», a-t-on dit d'un cinéaste - un autre! - qui, en 2005, a été condamné en France pour harcèlement sexuel. En 2003, un chanteur français a eu droit à des louanges lorsqu'il a assassiné sa conjointe: «Notre frère d'écriture et de coeur, nous aimons tout de lui!»... «Coupable de rien: c'est un intellectuel, un pur, un sensible»... «Ses chansons? Elles sont la preuve de son mal-être»...

Or, quel plombier, après avoir tué sa femme, tripoté les fesses d'une cliente ou vomi à répétition sur ses concitoyens, en serait excusé parce qu'il sait assembler convenablement des tuyaux? Et le lieu où se tient le congrès annuel de son corps de métiers serait-il alors sanctuarisé?...

C'est une boutade, bien entendu.

Et elle serait fort malvenue si, dans l'affaire Polanski, la liberté d'expression (plus essentielle aux artistes qu'aux plombiers!) était menacée. Mais ce n'est pas le cas. On n'a pas bâillonné le cinéaste, ni censuré ses oeuvres, ni empêché leur projection. On lui demande des comptes - à tort ou à raison, cela relève d'un autre débat - en rapport avec des gestes criminels.

En réalité, dans l'agitation outrée des pétitionnaires pro-Polanski, on décode un sous-texte, pas du tout inédit dans le monde de l'art, qui démarque la pratique de celui-ci des autres activités humaines et justifie un statut particulier. Ceux qui sont le moindrement familiers avec cet univers connaissent bien cette pose. C'est l'artiste vu comme titulaire d'une nature quasi divine, entretenant des rapports avec le «génie» et le «sublime», des mots qu'on a de fait entendus depuis deux jours.

Et alors quel sacrilège, en effet, d'oser s'en prendre à un demi-dieu!