L'histoire ne s'écrit pas de façon linéaire. Elle procède par à-coups parfois brutaux qui changent le cours des choses de façon presque instantanée. Ce fut le cas le 11 septembre 2001. C'est ce qui est aussi arrivé un dimanche, il y a exactement 20 ans aujourd'hui. Et ce, trois fois plutôt qu'une.

Ce jour-là, les premières élections libres se sont tenues en Europe de l'Est depuis 1946, les Polonais votant pour la gauche syndicale incarnée par le mouvement Solidarité de Lech Walesa. Sur la place Tiananmen, le régime chinois a écrasé dans le sang la révolte de sa jeunesse. En mourant à Téhéran, l'ayatollah Rouhollah Mousavi Khomeiny a laissé en héritage une théocratie fonctionnelle destinée à servir de phare à l'islam politique.

 

Nous vivons aujourd'hui dans l'avenir annoncé par ces trois événements survenus le 4 juin 1989.

Il n'est pas facile de les classer par ordre d'importance.

Les élections polonaises sont peut-être le moins spectaculaire de ces événements, notamment parce que le général Wojciech Jaruzelski devait accepter la défaite sans envoyer les chars. Partout à l'Est, le message fut reçu cinq sur cinq: l'empire soviétique était à l'agonie. «Les élections polonaises ont été un point de non-retour, le moment où l'élan vers le changement est devenu irréversible», écrit dans le Globe and Mail Michael Meyer, journaliste américain devenu haut fonctionnaire à l'ONU; il publiera en septembre (nous traduisons): L'année qui a changé le monde.

De fait, cinq mois plus tard, le mur de Berlin tombait. Et le monde bipolaire forgé par la Seconde Guerre mondiale disparaissait. Seule demeurait une hyperpuissance qui, à tous les points de vue - militaire, diplomatique, économique, culturel - semblait destinée à dominer pendant mille ans.

«C'était la fin de l'histoire», jugea Francis Fukuyama.

Cependant, le même jour, il y eut aussi Tiananmen.

À l'échelle chinoise, le massacre fut somme toute de peu d'ampleur: 1300 morts, peut-être un peu plus, rien à voir avec la Révolution culturelle... mais il secoua fortement le régime. D'abord, parce qu'il fut perpétré sous les yeux du monde entier. Ensuite, parce qu'il força les apparatchiks chinois à réinventer le système.

C'est celui que nous connaissons aujourd'hui, composé de trois ingrédients: libéralisme économique, autoritarisme politique, ouverture graduelle au monde. De cette façon, la Chine s'est muée en un poids lourd militaire, politique et diplomatique surtout dans les pays émergeants (ou n'émergeant pas). Et elle a chamboulé l'économie capitaliste mondiale en devenant l'atelier, presque le banquier, bientôt le laboratoire, de la planète.

Ce tableau serait simple s'il n'avait fallu considérer aussi l'héritage de l'ayatollah Khomeiny, arrivé à son dernier souffle ce même 4 juin.

Essentiellement, il a légué une idée. Celle voulant que le pouvoir terrestre peut être exercé à partir des diktats d'un dieu. Un dieu qui, à travers ses mandataires, propose «une révolution qui, en Iran, était supposée conduire à des temps nouveaux mais qui a plutôt amené un recul vers l'époque médiévale», note le journaliste canadien Tarek Fatah dans son remarquable ouvrage, Chasing A Mirage (À la poursuite d'un mirage, non traduit en français).

Néanmoins, ce message-là aussi fut reçu cinq sur cinq. Et, par-delà la division chiite-sunnite, le grand oeuvre de Khomeiny donna l'assurance aux radicaux que ce mirage, celui d'une république islamiste, pouvait se matérialiser. Dans les cas extrêmes, cela conduisit à cette sorte de violence accablant le monde aujourd'hui, meurtrière surtout pour les musulmans - ce qui est d'une tragique ironie.

Au total, le 4 juin 1989 marqua non pas la fin, mais le début d'une histoire. Une autre, simplement.

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