Il existe peu de théories scientifiques aussi incontestablement démontrées que celle de l'évolution de la vie par la sélection naturelle: le darwinisme, en somme, apparu il y a 150 ans avec la publication de L'origine des espèces, l'oeuvre maîtresse du naturaliste anglais.

S'il vivait encore, Charles Darwin fêterait, ce jeudi, son 200e anniversaire de naissance.

Et si, à cet âge vénérable, il était encore capable de s'attrister, il verserait certainement une larme sur le genre humain - cette fine fleur de l'évolution! - qui s'échine toujours au XXIe siècle à faire intervenir un être surnaturel là où la nature s'est fort bien débrouillée toute seule. Car le darwinisme et son contraire ésotérique, le créationnisme, sont en première ligne dans une guerre de religion moderne dans sa forme, moyenâgeuse quant au fond.

 

Il est évidemment tentant de réagir à cette étrange agitation par un haussement d'épaules. Mais ce serait une erreur: le phénomène est dangereux.

Le créationnisme militant est apparu presque tout de suite après la publication de L'origine des espèces, d'abord aux États-Unis. Aujourd'hui, 64% des Américains sont d'accord avec l'enseignement, à égalité, du darwinisme et de son contraire - ce qui équivaut à dire aux tout-petits que la Terre est peut-être ronde, peut-être plate...

Pour arracher cette faveur populaire, la droite religieuse américaine a trouvé un créationnisme plus présentable, celui du «dessein intelligent», dont la vedette est Michael Behe, auteur de Darwin's Black Box (La boîte noire de Darwin), à la fois biologiste et théologien. Il ne condamne pas en bloc le darwinisme, mais soutient que la... main de Dieu a aidé la nature sur le long chemin de l'évolution.

«Dans aucune autre nation occidentale, on ne pourrait considérer pareil monstre comme un mouvement politique sérieux: il apparaîtrait à l'évidence comme le fait de quelques givrés», écrivait le paléontologue Stephen Jay Gould (dans Et Dieu dit: Que Darwin soit!) au sujet du créationnisme.

Il avait tort, hélas. La faveur de cette anti-science croît aussi en Europe, en Asie et dans le monde musulman.

Hors Amérique, sa vedette est Adnan Oktar (nom de plume: Harun Yahya), sorte d'inquiétant aventurier d'origine turque. Il est l'auteur de 200 documentaires ainsi que de 300 livres traduits en 60 langues, également titulaire de 200 sites web. Il est parvenu à imposer largement le créationnisme en Turquie: 75% des lycéens du pays, presque deux fois plus que la population générale américaine (40%), ne croient plus en l'évolution.

Oktar vise aujourd'hui l'Europe entière, notamment en y distribuant gratuitement son luxueux album L'Atlas de la création. Mais il dorlote surtout la France, estimant que sa cause sera gagnée s'il s'impose dans une nation à la tradition aussi fortement laïque.

Les dieux feront-ils mourir à nouveau Darwin?

«Nous redonnerons à la science la place qui lui revient», disait justement, hier, le président américain, Barack Obama. Mais il ne faut jamais sous-estimer le goût des descendants du singe pour la déraison.

Or, en compagnie des connaissances accumulées dans les domaines de l'histoire, des mathématiques, de la physique, de l'astronomie et de la génétique, les découvertes de Darwin constituent le socle d'une civilisation dont, précisément, le dessein essaie d'être intelligent.

C'est un professeur d'études islamiques, Seyyed Hossein Nasr, qui a peut-être le mieux résumé l'enjeu de l'offensive créationniste en observant: «La théorie de l'évolution est le piquet de la tente de la modernité. Si elle tombait, toute la tente s'écroulerait sur la tête de la modernité.» (dans Science)

mroy@lapresse.ca