Jusqu’où était prêt à aller le gouvernement Trudeau pour préserver SNC-Lavalin ? Trop loin, vient de trancher le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique. Ses conclusions sont embarrassantes pour les libéraux, c’est indéniable. Mais s’il y a une chose qu’on ne peut pas leur reprocher, c’est bien d’avoir voulu défendre les emplois et le siège social de ce fleuron québécois. C’est ce qu’Ottawa avait la responsabilité de faire, peu importe le parti au pouvoir.

« Je conclus que M. Trudeau s’est servi de sa position d’autorité pour influencer la décision de Mme Wilson-Raybould », écrit le commissaire Mario Dion dans son rapport publié hier.

Les partis de l’opposition ne se gêneront pas pour en faire leurs choux gras en campagne électorale. Mais en réduisant la soixantaine de pages du rapport à quelques formules-chocs, ils propageront une vision tronquée, donc faussée, de l’affaire.

Attention : si le commissaire conclut que le premier ministre a contrevenu à la Loi sur les conflits d’intérêts, il ne parle pas d’une situation dont il aurait tiré un avantage financier. 

PHOTO ANDREJ IVANOV, REUTERS

Justin Trudeau, hier, à Niagara-on-the Lake, en Ontario

L’article 9 de la Loi, qui interdit « à tout titulaire de charge publique de se prévaloir de ses fonctions officielles pour tenter d’influencer la décision d’une autre personne », prévoit trois cas. Or, ce n’est ni le premier (« favoriser son intérêt personnel ») ni le deuxième (« celui d’un parent ou d’un ami ») qu’a retenu le commissaire, mais le troisième (« favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne »).

Et cette autre « personne », c’est SNC-Lavalin.

Si l’ex-ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould avait été convaincue de l’importance d’inviter SNC à négocier un accord, la firme y aurait gagné au change, c’est évident. Elle n’aurait cependant pas été la seule, loin de là.

Ses employés, ses retraités et ses fournisseurs ont tous intérêt à ce qu’elle évite une poursuite criminelle, comme cela se fait dans d’autres pays. Ses actionnaires aussi, mais encore là, il s’agit d’un intérêt largement partagé, puisque l’entreprise n’a pas d’actionnaire de contrôle – son plus gros actionnaire est d’ailleurs la Caisse de dépôt, qui y a investi pour la retraite de millions de Québécois.

Et c’est sans compter les administrations municipales, provinciales et fédérale (et, donc, les contribuables) qui, lors des appels d’offres, n’auraient aucun avantage à se retrouver avec un fournisseur local d’envergure en moins.

Dire que la sauvegarde du siège social et des milliers d’emplois de SNC-Lavalin au Canada est d’intérêt public n’a donc absolument rien d’exagéré.

C’est pourquoi il aurait été préférable que le premier ministre et son entourage s’en tiennent à ce raisonnement. Hélas, des considérations politiques se sont aussi invitées dans la discussion. Le fait que le siège de SNC-Lavalin se trouve dans la même province que la circonscription de Justin Trudeau a été évoqué, relève notamment le commissaire.

Bien que ce genre d’argument puisse avoir été utilisé à titre complémentaire, dans l’espoir de convaincre une ministre de la Justice apparemment insensible à l’importance de SNC-Lavalin, il aurait mieux valu rester à l’écart de telles considérations électorales. Comme l’avait fait valoir le conseiller Gerald Butts en comité parlementaire, d’autres régions savent ce qu’il en coûte de perdre des emplois locaux.

Le poids économique de SNC-Lavalin est un argument qui se suffit à lui-même et qui aurait pu être compris ailleurs au pays.

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Le mandat du commissaire n’est pas de nature économique, mais éthique. Et pour lui, la doctrine Shawcross, qui dicte l’indépendance due au procureur général, ne fait pas de doute. Si un ministre de la Justice, en sa qualité de procureur général, peut consulter ses collègues, c’est à lui de diriger cette consultation afin de réduire les risques de conflits d’intérêts.

La ligne, rappelons-le, n’a pas toujours été aussi claire. Sur la question de savoir si Mme Wilson-Raybould avait fait ou non l’objet d’ingérence, les avis étaient partagés. Justin Trudeau et plusieurs autres témoins n’ont pas saisi la distinction entre les rôles de ministre et de procureur général, note d’ailleurs le commissaire.

PHOTO JONATHAN HAYWARD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jody Wilson-Raybould

Le premier ministre et le chef de l’opposition, Andrew Scheer, étaient d’accord sur un seul point hier : ce sera aux électeurs d’en juger. Mais ce pouvoir s’accompagne d’une responsabilité : celle de faire sa propre réflexion. Et dans ce cas précis, on ne peut pas faire abstraction du contexte, soit la nécessité de préserver SNC-Lavalin.

Les moyens utilisés par le gouvernement étaient peut-être inappropriés, mais la valeur de la cause ne faisait pas de doute.

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