Le gouvernement Trudeau était-il justifié de déclarer l’état d’urgence afin de mettre fin aux « convois de la liberté » en février dernier ?

C’est l’épineuse — et combien importante — question à laquelle la Commission sur l’état d’urgence doit répondre. Les audiences publiques de la commission Rouleau se sont terminées vendredi, alors que le premier ministre Justin Trudeau a témoigné pendant près de cinq heures.

On n’écrira jamais assez à quel point cette enquête publique (un contre-pouvoir prévu dans la loi) est primordiale, cruciale, impérative pour notre État de droit.

Décréter l’état d’urgence est l’une des décisions les plus graves que peut prendre le gouvernement fédéral. C’était la première fois qu’il invoquait la Loi sur les mesures d’urgence, adoptée en 1988 pour remplacer l’infâme Loi sur les mesures de guerre.

On souhaite ardemment que ce soit la première et la dernière fois. Mais on n’est jamais trop prudent. C’est pourquoi la commission Rouleau doit absolument clarifier les raisons qui justifient de décréter l’état d’urgence. Et les raisons qui ne le justifient pas.

Dans un premier temps, la commission Rouleau nous a fait regarder un accident de voiture au ralenti : la gestion de la crise par la police d’Ottawa, qui a été d’une incompétence crasse dans ce dossier (et nous pesons nos mots). Elle a laissé les manifestants et les centaines de camions lourds prendre possession du centre-ville d’Ottawa, a cru naïvement qu’ils partiraient, et s’est vite retrouvée dépassée par les évènements.

On n’a pas vu non plus le gouvernement de l’Ontario sous son meilleur jour. Doug Ford ne voulait visiblement pas fâcher certains de ses partisans sympathiques au convoi à quelques mois des élections ontariennes. Comme exemple de leadership, on repassera.

Si la police d’Ottawa et/ou Doug Ford avaient pris leurs responsabilités, Justin Trudeau n’aurait sans doute pas songé à décréter l’état d’urgence.

Mais pendant deux semaines, le gouvernement Trudeau a regardé, relativement impuissant, les manifestants prendre le contrôle du centre-ville d’Ottawa, du pont Ambassador en Ontario (crucial pour les relations canado-américaines) et la frontière de Coutts en Alberta.

Ce n’était pas une manifestation pacifique ordinaire. Parmi les manifestants, on comptait des groupes d’extrême droite. Le groupe « Canada Unity », l’un des organisateurs, voulait renverser le gouvernement démocratiquement élu. Il ne faut pas l’oublier.

Il faut être particulièrement désagréable pour rendre la vie des résidants impossible en klaxonnant toute la journée et la soirée comme l’ont fait certains camionneurs. Mais klaxonner tard le soir dans un camion stationné illégalement n’est pas en soi une raison pour décréter l’état d’urgence.

La Loi sur les mesures d’urgence exige plutôt des « menaces envers la sécurité du Canada », c’est-à-dire, entre autres, « des menaces de violence contre des personnes ou des biens dans but d’atteindre un objectif politique, religieux ou idéologique ».

Les « convois pour la liberté » constituaient-ils une « menace à la sécurité » ?

Le premier ministre Trudeau et sept de ses ministres ont plaidé leur cause cette semaine.

On a déjà vu une preuve plus solide et des arguments davantage en béton.

Pour se justifier, le fédéral a donné cinq raisons principales :

  • Il avait perdu confiance en la police d’Ottawa pour mettre fin à la crise ;
  • La police a trouvé des armes chez certains manifestants à Coutts le 13 février (l’état d’urgence a été décrété le lendemain et a duré neuf jours) ;
  • Le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité l’a recommandé ;
  • Le fédéral craignait de nouveaux convois ;
  • Il craignait les impacts économiques néfastes des convois.

Les meilleurs arguments du fédéral ? La présence de groupes d’extrême droite qui voulaient renverser le gouvernement, le fait que la police ait trouvé des armes à Coutts, et les piètres résultats de la police d’Ottawa jusqu’au 14 février.

D’autres arguments du fédéral tiennent sur des fils plutôt minces.

La police aurait été incapable de rétablir l’ordre sans pouvoirs extraordinaires ? Elle l’a pourtant fait au pont Ambassador le matin du 14 février, une dizaine d’heures avant qu’on décide de recourir à l’état d’urgence.

L’argument le plus surprenant ? Les conséquences économiques néfastes. Ce n’est écrit nulle part dans la loi. Le gouvernement Trudeau étire ici considérablement la définition d’une « menace à la sécurité » en incluant les facteurs économiques. Qu’un investisseur américain trouve que le Canada ressemble à une « république bananière », comme l’a dit la ministre des Finances Chrystia Freeland, n’a rien à voir avec le débat.

Le fédéral pourrait-il alors décréter l’état d’urgence si des groupes environnementalistes ou des communautés autochtones faisaient un blocus ferroviaire provoquant des conséquences économiques importantes ? C’est ce que suggère cette définition beaucoup trop élastique. Il faut espérer que le juge Paul Rouleau rejette ce critère qui pourrait mener à des abus dans le futur.

Au final, si le juge Rouleau conclut que l’état d’urgence était justifié, il ne faudrait pas s’étonner que ça passe tout juste le seuil requis.

Aucun doute, les mesures d’urgence ont été utiles. Après plusieurs semaines, il fallait mettre fin à ce type de manifestations, et les mesures d’urgence ont fonctionné. Elles ont facilité l’expulsion des manifestations (il était interdit d’être au centre-ville d’Ottawa et au sein des infrastructures stratégiques), forcé les entreprises de remorquage à faire leur travail, et gelé certains fonds (huit millions de dollars) de 280 manifestants.

Mais la question n’est pas de savoir si ces mesures exceptionnelles ont été utiles.

C’est de savoir si elles étaient justifiées et vraiment nécessaires.

On ne peut pas changer le passé. La décision du juge Rouleau aura un poids moral (elle n’aura pas de conséquence juridique), et le gouvernement Trudeau ne paierait pas un grand coût politique s’il était désavoué par la commission Rouleau.

Mais il est important qu’on soit fixé pour l’avenir. Que les balises soient claires.

En espérant que le prochain état d’urgence fédéral n’ait jamais lieu.

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