C’est une obsession qui gagne souvent les politiciens. Quand on leur dit « Radio-Canada », ils voient une piñata.

Sans surprise, Pierre Poilievre est le dernier en lice à sortir son bâton.

En entrevue cette semaine avec l’animateur Patrick Masbourian, le candidat à la chefferie du Parti conservateur a réitéré sa volonté de supprimer le financement de CBC, le volet anglophone du diffuseur public.

« CBC est un grand gaspillage d’argent, a-t-il affirmé. Tout ce que fait CBC est déjà fait par le marché privé. […] Quand je vois les nouvelles de CBC, par exemple à Washington, ce que CBC publie est exactement ce qu’on voit à CNN. »

Certainement conscient de l’attachement plus grand des Québécois envers leur diffuseur public, M. Poilievre a dit vouloir épargner « RDI » (on ignore s’il voulait vraiment parler du réseau d’information en continu ou de l’ensemble du volet francophone de Radio-Canada).

Dans tous les cas, cette énième attaque contre le diffuseur public est à dénoncer.

Faite à coups de raccourcis, elle dénote une troublante incompréhension de l’univers médiatique de la part d’un homme qui aspire à diriger le pays. Elle survient aussi à un bien drôle de moment.

La guerre en Ukraine montre toute l’importance d’avoir des groupes médiatiques forts, capables de déployer des gens sur le terrain pour témoigner des atrocités commises. Tant CBC que Radio-Canada ont des correspondants en Ukraine, et aucun autre diffuseur canadien n’a de bureau permanent à Moscou.

Si la pandémie a illustré une chose, c’est par ailleurs à quel point la désinformation relayée par les réseaux sociaux peut avoir des conséquences graves. Radio-Canada n’est pas le seul rempart contre ces dérives. Mais il en est certainement une brique essentielle.

Ce n’est pas d’hier qu’on tape sur Radio-Canada pour le plaisir des foules. On associe souvent le réflexe aux conservateurs, non sans raison. L’ex-premier ministre Stephen Harper a sabré les budgets de la société d’État. Son successeur Andrew Scheer voulait que Radio-Canada se limite à une « couverture canadienne ».

Après lui, Erin O’Toole avait décrit la société d’État comme « hors de contrôle ».

On oublie toutefois que c’est le libéral Jean Chrétien qui lui a porté les plus durs coups, imposant des compressions radicales de 400 millions de dollars en 1995.

La thèse selon laquelle les Canadiens dépensent trop pour CBC/Radio-Canada ne tient pourtant pas la route. Son financement public s’élève à 33 $ par habitant, beaucoup moins que dans presque tous les pays comparables.

Les Britanniques, par exemple, consacrent 104 $ par habitant chaque année à la BBC. Les Français, 79 $ à France Télévisions. L’Allemagne, la Suisse et les pays nordiques investissent encore bien plus.

M. Poilievre a raison de dire que les francophones ont particulièrement besoin d’avoir des émissions d’information, d’affaires publiques et de culture dans leur langue. Mais affirmer que les Canadiens anglophones n’ont qu’à regarder CNN pour s’informer est d’une incroyable bêtise.

CNN est un réseau américain, qui regarde les choses à travers un prisme américain. En fait, les Canadiens anglophones font face au danger évident de se noyer dans la culture médiatique américaine. D’où l’importance d’un diffuseur public canadien fort.

En affirmant que les médias privés peuvent remplacer Radio-Canada, M. Poilievre oublie également toute l’importance de la pluralité des voix en journalisme. Une pluralité qui en prend pour son rhume depuis que Facebook, Google et les autres se sont emparés de la majorité de la tarte publicitaire.

Selon The Local News Research Project, pas moins de 250 organisations médiatiques canadiennes ont fermé leurs portes au Canada entre 2008 et 20181. La pandémie a provoqué au moins 67 fermetures supplémentaires2.

Qu’on discute intelligemment des orientations et des budgets de Radio-Canada, qui utilise 1,3 milliard de fonds publics annuellement, est parfaitement légitime. Mais lancer des dards sur le logo circulaire de la société d’État sans arguments solides, dans le seul but de plaire à une frange de la population qui ne fait plus confiance aux médias, est un jeu dangereux.

1. Lisez un article du Local News Research Project (en anglais) 2. Consultez des données du Local News Research Project (en anglais) Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion