On pensait que le ministre Simon Jolin-Barrette avait entendu raison. Que son silence à la suite de la décision de la Cour supérieure en lien avec l’embauche de juges provinciaux maîtrisant l’anglais signifiait qu’il avait pris acte des mots du juge Christian Immer. Dans son jugement rendu le mois dernier, le magistrat statuait que l’ingérence du ministre dans la gestion de la Cour du Québec était « illégale ».

Rappelons que la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, voulait exiger la maîtrise de l’anglais des candidats à la magistrature dans certains districts. Bien qu’il ait été informé de cette demande, le ministre Jolin-Barrette a tout de même affiché des avis de concours pour des postes de juges provinciaux sans aucune mention d’exigences linguistiques.

La Cour supérieure déclare qu’il n’en avait pas le droit. Pour pouvoir le faire, il doit modifier la loi.

C’est la voie qu’a choisi d’emprunter le ministre qui riposte ces jours-ci avec un amendement au projet de loi 96, amendement qui vient clarifier le règlement sur la procédure de sélection des juges. Et mettre des bâtons dans les roues de la juge en chef en l’obligeant à justifier ses besoins en matière linguistique. La juge en chef veut embaucher un magistrat qui maîtrise l’anglais dans le district de Longueuil ? Elle va devoir démontrer que ce besoin est nécessaire et raisonnable à partir de deux critères : le nombre de juges disponibles qui peuvent travailler dans les deux langues, et le nombre d’audiences tenues en anglais. C’est le ministre qui tranchera à la fin.

Ça ressemble drôlement à une démonstration de force alors qu’en temps normal, ce genre de décision aurait dû se prendre après consultation, en toute collégialité entre les deux parties. Mais il règne une telle animosité entre la juge en chef et le ministre que toute discussion semble impossible.

Ce n’est pas la première fois que ces deux-là s’affrontent. Nous avons déjà écrit sur leur prise de bec au sujet de la création d’un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et conjugale. Le tribunal verra finalement le jour, mais le chemin pour s’y rendre a été ardu.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec

Cette fois, le ministre de la Justice joue un drôle de jeu. Il revêt son chapeau de ministre responsable de la Langue française pour venir contredire la juge en chef Rondeau. C’est au nom de la défense du français qu’il s’ingère dans la gestion de la Cour du Québec.

Or est-ce vraiment sur le clou du bilinguisme des juges qu’il faut taper pour faire la promotion du français ?

Au Québec, chaque personne qui s’adresse à un tribunal – accusé, témoin, avocat, juge – peut utiliser le français ou l’anglais, selon sa préférence. C’est un droit enchâssé dans la Constitution. Quand un juge est incapable d’entendre un procès en anglais, il faut trouver un interprète, qui n’est pas toujours disponible. Et même avec un interprète, le juge doit tout de même lire des textes, des requêtes, des jurisprudences. À la fin, s’il en est incapable, sa charge de travail sera répartie entre ses collègues bilingues.

C’est la juge en chef qui évalue tout ça, qui assigne les juges, répartit les ressources et gère sa Cour. Et si le processus judiciaire est ralenti, c’est elle qui sera imputable.

Exiger la maîtrise de l’anglais de la part d’un futur juge n’est pas excessif.

Le droit des affaires, le droit constitutionnel, certains arrêts de la Cour suprême datant d’avant les années 1970… ce ne sont là que quelques exemples où un juriste doit avoir une connaissance de l’anglais pour consulter des documents. Et quiconque a fait des études en droit a dû lire et comprendre des textes en anglais au cours de son cheminement universitaire.

La riposte du ministre Jolin-Barrette est d’autant plus étonnante que la nouvelle politique en matière de francophonie dévoilée par la ministre des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne, Sonia LeBel, dimanche dernier met l’accent sur les droits des minorités francophones hors Québec. Des minorités qui se battent, entre autres, pour avoir le droit de recevoir un procès dans leur langue…

Dans toute cette affaire, on semble tristement oublier les premiers concernés : les justiciables. A-t-on pensé un instant au citoyen qui se retrouve devant les tribunaux ? Le stress est déjà immense, est-ce trop demander qu’il soit accueilli par quelqu’un qui parle sa langue, sans l’interférence d’un interprète ? Que le juge qui l’écoute soit en mesure de le comprendre et de l’écouter avec empathie ? Qu’il ait l’impression d’avoir eu un traitement équitable, même s’il parle anglais ?

C’est cette préoccupation qui devrait guider les décisions du ministre de la Justice.

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