Il y a des cadeaux électoraux. Des gros cadeaux électoraux. Et il y a le gigantesque cadeau électoral que le gouvernement Trudeau vient d’octroyer à Terre-Neuve-et-Labrador : un chèque de 3,2 milliards pour le projet hydroélectrique de Muskrat Falls.

Pour vous donner une idée de la taille de ce chèque de 3,2 milliards (note 1) pour une province comme Terre-Neuve, c’est comme si Ottawa faisait un chèque de 53 milliards de dollars au Québec. De quoi payer le budget québécois de la santé pendant environ un an.

C’est d’autant plus inhabituel qu’Ottawa ne se mêle généralement pas des grands projets de ressources naturelles des provinces (une grosse exception : le pipeline Trans Mountain). Ottawa n’a jamais investi dans les projets d’hydroélectricité d’Hydro-Québec.

Terre-Neuve a lancé le projet de Muskrat Falls en 2012, grâce à une garantie de prêt du gouvernement fédéral de Stephen Harper. En construisant une centrale et deux lignes de transmission souterraine Labrador–île de Terre-Neuve–Nouvelle-Écosse, Terre-Neuve a deux objectifs : 1) cesser de dépendre d’Hydro-Québec pour vendre son hydroélectricité ; 2) remplacer sa consommation de mazout, une énergie polluante, par de l’hydroélectricité.

On manque aujourd’hui d’adjectifs pour décrire à quel point ce projet s’est avéré un fiasco financier pour Terre-Neuve.

À l’origine, Terre-Neuve devait assumer les dépassements de coûts de Muskrat Falls. Les coûts sont passés de 6,3 milliards à 13 milliards ! Mais surprise, ce n’est pas Terre-Neuve, une province au bord de la faillite, qui va les assumer.

Sur 13 milliards, Ottawa a fait des garanties de prêts de 7,9 milliards (pour réduire les frais d’intérêt), a investi un autre milliard et a fait cadeau de 3,2 milliards à Terre-Neuve (Ottawa renoncera à ses redevances pétrolières pendant 26 ans sur le projet pétrolier Hibernia à Terre-Neuve). Sans cette intervention divine d’Ottawa, la facture d’électricité des Terre-Neuviens serait passée de 12,5 cents/kWh à 23 cents/kWh (au Québec, elle est de 7,3 cents/kWh).

La genèse de ce fiasco commence… en 1969, alors que Terre-Neuve s’engage à vendre la totalité de sa production d’hydroélectricité de la centrale de Churchill Falls au Québec à un prix garanti de 0,2 cent/kWh jusqu’en 2041 (le prix de l’électricité ces jours-ci sur les marchés financiers : 3,9 cents/kWh). Ce sera le contrat le plus rentable de l’histoire d’Hydro-Québec. Un contrat que Terre-Neuve regrette amèrement depuis des décennies. D’où son insistance à lancer Muskrat Falls à l’autre bout du fleuve Churchill en 2012.

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Dommage pour Terre-Neuve, mais il y a deux leçons très claires à retenir du fiasco de Muskrat Falls.

Premièrement, de tels projets sont trop risqués pour que la province de 520 000 habitants les entreprenne seule. C’est d’ailleurs ce que conclut à mots couverts le rapport sur les finances publiques de Terre-Neuve commandé par la province en 2020.

Deuxièmement, en matière de projets hydroélectriques se chiffrant dans les milliards, la colère est mauvaise conseillère.

On comprend la frustration des Terre-Neuviens par rapport au contrat de 1969 avec Hydro-Québec. Mais un moment donné, il faut vivre dans le présent. Et tant Terre-Neuve que Québec sont condamnés à s’entendre à long terme (après 2041) pour Churchill Falls.

Sur le plan technique comme financier, Terre-Neuve n’a pas vraiment le choix : elle doit vendre son hydroélectricité de Churchill Falls en passant par le Québec. Hydro-Québec n’a pas le choix non plus : la société d’État québécoise a besoin des 33 TWh de Churchill Falls, qui représentent 15 % de son approvisionnement en électricité – soit très exactement le nombre de térawattheures qu’elle exporte aux États-Unis et dans les provinces canadiennes. Sans compter les contrats à venir de 20 TWh supplémentaires à New York et au Massachusetts. Impossible pour le Québec de devenir la « batterie verte » du nord-est des États-Unis sans Churchill Falls…

À partir de 2041, Terre-Neuve a le droit d’obtenir un prix juste et raisonnable pour son hydroélectricité. Sur le plan économique, c’est possible de déterminer ce prix. Mais sur le plan politique, c’est très compliqué pour les deux provinces de conclure une entente dans un tel climat. Tout le monde et sa sœur connaissent la solution : dépolitiser le dossier. Par exemple, en soumettant le litige à un comité d’arbitrage impartial qui prendra la décision finale, comme l’a suggéré le collègue Francis Vailles en mai.

Québec et Terre-Neuve devront un jour s’entendre à Churchill Falls pour l’après 2041. Et en matière de grands projets hydroélectriques qui prennent au moins une décennie à construire, 2041, c’est presque demain.

Voilà pourquoi le gouvernement Legault a bien fait de se tourner la langue sept fois plutôt que de critiquer l’aide fédérale à Muskrat Falls.

Note 1 : Ottawa a annoncé la semaine dernière une aide fédérale de 5,2 milliards : 1 milliard en garantie de prêt pour remplacer une partie du prêt de 7,9 milliards déjà garanti par Ottawa, 1 milliard en investissement (cet investissement n’est pas comptabilisé comme une dépense et doit normalement générer un rendement au fil des ans), et 3,2 milliards en aide directe différée (Ottawa renoncera à ses redevances pétrolières pendant 26 ans sur le projet pétrolier Hibernia ; ça donne une aide fédérale de 123 millions par an pendant 26 ans).

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