Et ça recommence…

Aussitôt qu’on se met à évoquer l’idée de faire du bilinguisme un critère officiel pour accéder à la Cour suprême du pays, certains au Canada anglais réagissent comme si on avait proposé de se départir de la monarchie.

Ils accueillent la proposition avec un mélange d’émoi, de consternation et de colère.

C’est le cas ces jours-ci, alors que la juge Rosalie Abella s’apprête à prendre sa retraite.

Le Parti libéral est désormais plus explicite que jamais dans son intention d’exiger que tous les juges du plus haut tribunal du pays soient « effectivement bilingues ».

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La Cour suprême du Canada

Après avoir formalisé ce critère dans le processus de sélection des juges, voici que les libéraux ont manifesté l’intention de profiter de la réforme de la Loi sur les langues officielles – annoncée par la ministre Mélanie Joly – pour mettre la barre plus haut encore.

Explications : la loi, sous sa forme actuelle, prévoit « le droit d’être compris directement par les juges, sans l’aide d’un interprète, devant tous les tribunaux fédéraux »… mais avec une exception pour la Cour suprême !

C’est cette exception que les libéraux veulent éliminer.

Il n’en fallait pas plus pour piquer au vif les membres de l’équipe éditoriale du vénérable Toronto Star. Ils ont récemment dénoncé les intentions du Parti libéral.

Pour eux, la notion de bilinguisme, appliquée à l’ensemble des juges de la Cour suprême, serait une véritable malédiction.

« Cela exclurait plusieurs juges qui se qualifieraient autrement, en particulier ceux de l’Ouest, pour qui atteindre la maîtrise du français est bien plus difficile que dans certaines autres régions », allèguent-ils.

Le problème, c’est qu’il s’agit d’un vieux réflexe qui s’appuie sur une fausse prémisse.

L’indulgence dont les législateurs ont trop longtemps fait preuve à l’égard de l’unilinguisme des juges de ce tribunal a, hélas ! pu donner l’impression qu’on peut répondre aux conditions requises pour un tel poste si l’on ne comprend pas un mot de français.

Mais c’est une aberration.

Il suffit de parler à des experts de la question ou à des avocats (francophones) qui ont dû plaider devant des juges unilingues anglophones pour comprendre qu’il est temps de mettre fin à cet arrangement boiteux.

Pour comprendre qu’à la Cour suprême du Canada, le bilinguisme est, en soi, une compétence juridique.

Et pour conclure qu’il est plus que temps de modifier la Loi sur les langues officielles en ce sens.

En prime, cela enverrait un signal clair à tous ceux qui, d’un bout à l’autre du pays, rêvent un jour d’y accéder. Ils devront, tout comme les politiciens qui ont de grandes ambitions sur la scène fédérale, apprendre le français.

Exactement comme tous les juges, politiciens et nombreux autres professionnels québécois sont tenus d’apprendre l’anglais.

Y compris d’éventuels aspirants autochtones.

La question mérite qu’on s’y arrête.

Le débat tend à se cristalliser depuis quelques années autour de l’enjeu, crucial, de la nomination éventuelle d’un juge autochtone à la Cour suprême.

Mais on aurait tort de sous-estimer le nombre d’aspirants qui maîtrisent déjà à la fois l’anglais et le français. L’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador nous a d’ailleurs indiqué avoir donné son appui « à la nomination d’un ou d’une juriste bilingue issue des Premières Nations de l’Ontario » (la juge Abella vient de cette province et il en sera de même pour son successeur). De tels candidats existent et des noms circulent déjà, comme ceux de Michelle O’Bonsawin et de Todd Ducharme.

Notons en terminant que la proposition libérale, selon plusieurs juristes, ne va pas encore assez loin.

Si on parvient à éliminer l’exception prévue dans la Loi sur les langues officielles pour la Cour suprême, des juges unilingues anglophones pourraient malgré tout y être nommés à l’avenir.

On aurait recours à une solution de rechange : ils ne siégeraient tout simplement pas lorsque des causes seraient plaidées en français.

Pour éviter ce genre de situation à l’avenir, il faudra modifier la Loi sur la Cour suprême.

Il serait souhaitable de l’envisager aussi, plus tôt que tard.

Ne nous arrêtons pas en si bon chemin.

Car une Cour suprême composée de neuf juges bilingues ne serait pas une malédiction, mais bien une bénédiction.

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