En acquittant le leader du groupe d’extrême droite Atalante, la juge Joëlle Roy prétend ne pas vouloir donner « une licence afin de reproduire de tels agissements ». Pourtant, c’est ce que son étonnante décision pourrait faire. Espérons que la cause sera portée en appel, afin qu’un autre juge réexamine froidement les accusations.

Quels sont ces « agissements », pour reprendre l’euphémisme de son jugement ? Accompagné de six acolytes masqués, le leader du groupe ultranationaliste s’introduit en mai 2018 sous un faux prétexte dans les bureaux du média Vice. Il distribue des tracts et des nez de clown puis remet un trophée couvert de cendres à un journaliste, en lui disant : « merci de partir la guerre »…

C’est le genre de choses qui peut rendre inquiet. Surtout quand on se souvient que des journalistes ont été attaqués par l’extrême droite en France, aux États-Unis et dans plusieurs autres pays.

Pourtant, la juge Roy écarte complètement ce contexte de son jugement. À l’entendre, on ne ferait pas de différence entre Atalante et un club d’ornithologues amateurs.

Selon la juge, l’accusé Raphael Lévesque ne faisait que « livrer un message ». Elle se rend à son argumentaire pour le disculper d’intimidation et de harcèlement.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Raphaël Lévesque, leader du groupe Atalante, était accompagné de sa copine lors de son passage au palais de justice de Montréal, le 10 juin dernier.

Certes, les membres d’Atalante ont été habiles durant leur bref coup d’éclat. Ils gardaient le sourire. Ils n’ont pas crié, ni renversé les bureaux ou bousculé les employés. Ils n’ont pas exigé que le média cesse de les couvrir. Ils ont même déposé des fleurs à la réception en faisant jouer la chanson-thème de The Price is Right.

Selon la défense, en parlant de « guerre », l’accusé faisait référence à la lutte sans merci entre l’extrême droite et les groupes antifascistes. Les membres d’Atalante craignaient d’être identifiés et attaqués à la suite d’un reportage de Vice. Vrai, ces tabassages arrivent bel et bien. Reste que dans le reportage, les membres des groupes ultranationalistes consentaient à être cités. Aucun piège ne leur était tendu.

L’accusé s’est même comparé à l’Infoman Jean-René Dufort. Tant qu’à faire des analogies caricaturales, on pourrait rappeler que des personnages de fiction comme le Joker intègrent aussi l’humour dans leurs tactiques d’intimidation…

La défense plaidait que certains employés de Vice ne s’étaient pas sentis intimidés lors de l’incident. Or, lorsqu’ils se sont informés par la suite au sujet d’Atalante, ils étaient moins sereins. La magistrate ne semble pas avoir intégré cet élément dans sa réflexion.

Par exemple, la juge Roy n’a pas voulu admettre en preuve les chansons du groupe skinhead Violence, dont l’accusé est le chanteur. Un échantillon :

« Ces p’tits gauchistes efféminés (légitime violence) /Qui se permettent de nous critiquer (légitime violence) /N’oseront jamais nous affronter (légitime violence) /On va tous les poignarder ».

Le groupe est aussi connu pour une reprise néonazie qui propose ce programme : « Déroulons les barbelés, préparons le Zyklon B ».

On reconnaît qu’il est délicat d’intégrer en preuve des paroles de chanson. Mais la juge a été plus loin que cette réserve. Elle a fait une analogie ahurissante entre un acteur comme Jack Nicholson, qui joue un personnage mafieux dans un film de Scorcese, et un chanteur qui promeut ouvertement et à répétition les idées d’extrême droite. Comme si un chanteur skinhead n’était qu’un acteur jouant un rôle de composition parmi d’autres.

Quand il n’est pas chanteur, M. Lévesque reste dans le même registre. Par exemple, sous son alias « Raf Stomper », il écrivait ceci en 2017 au sujet du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence : « après il ne manquera plus qu’un bidon d’essence et une allumette question de bien se marrer ».

Il est vrai que le plaignant, Simon Coutu, ne s’est pas aidé. Après l’incident, il a essayé sous un pseudonyme d’interviewer M.  Lévesque, même si c’était interdit dans les conditions de libération de l’accusé. De plus, le journaliste a nié qu’il se cachait derrière cet alias, avant de se rétracter. Cela nuit à sa crédibilité, conclut avec raison la Cour. Mais est-ce ce que cela efface tout le reste ?

Si on souhaite un appel, c’est aussi à cause de la tension anormale qui régnait entre la juge et le procureur de la Couronne. Comme le rapportait La Presse en décembre dernier, la juge Roy a critiqué le ton « inapproprié », « agressif » et « agressant » du procureur, ainsi que son « attitude à proscrire », en plus de dire qu’il « n’avait pas de manières ». Des reproches rarement formulés par un juge, remarquait alors notre reporter. Des observateurs pensaient que la poursuite demanderait carrément à la juge de se récuser – cette requête avait été faite auprès de la juge Roy dans une autre cause en 2018.

Espérons qu’un autre juge se penchera sur l’affaire. Sinon, le message aux groupes extrémistes est clair : vous pouvez faire irruption dans les bureaux des médias, à condition de sourire et de formuler des menaces assez sibyllines.

On se demande d’ailleurs comment aurait réagi la magistrature si des Black Blocs s’étaient introduit dans le bureau d’une juge pour lui remettre un prix ironique, puis la remercier de « déclarer la guerre ». La tolérance à l’humour aurait été un peu moins grande…

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