Dans cette expérience collective que nous vivons ensemble, le Québec redécouvre la noblesse de certains métiers. Ceux dont la contribution, parfois négligée, se révèle aujourd’hui essentielle.

C’est la camionneuse qui apporte la nourriture à l’épicerie. Le commis qui la place sur les étagères, et le livreur qui la dépose ensuite à notre porte. L’éducatrice qui s’occupe du bébé d’une infirmière. Ou encore le mécanicien qui répare votre vélo.

Ils ont passé l’ultime test. Leur travail est jugé trop important pour qu’on puisse s’en passer. Alors ils continuent de le faire avec les risques que cela suppose. Ils font preuve de ce qu’Orwell appelait la « décence ordinaire » (common decency)*.

Cela force à réfléchir à la valeur du travail. Car ces métiers essentiels ne sont pas toujours valorisés ou payés à la hauteur de leur mérite. Et malgré l’automatisation à venir, ils ne disparaîtront pas tous.

Qu’est-ce qu’un métier utile et qu’est-ce qu’une rémunération juste ? Ces questions sont subjectives, répondra un économiste, et il est plus efficace de laisser le marché décider. C’est vrai.

N’empêche que la crise montre qu’une autre façon de répondre est possible : celle du critère des services essentiels. Sans leur travail, la société ne peut tout simplement pas fonctionner.

Bien sûr, il faut rappeler que si certaines personnes restent chez elles, c’est parce que leur métier se prête au télétravail. Et que la pause dans d’autres secteurs n’était tolérable qu’à court terme, comme en construction résidentielle.

On pourrait aussi parler de ceux qui coulent votre bière au bar, un service non essentiel qui embellit tout de même la vie, ce qui n’est pas rien.

En fait, on pourrait parler d’une multitude de cas. Plus on énumère les métiers, plus on risque de donner l’impression à un groupe qu’on l’oublie.

Alors, limitons-nous à un constat général : la crise révèle des malaises dans le marché du travail.

PHOTO JOEL SAGET, AGENCE FRANCE-PRESSE

La livraison est évidemment très populaire pendant cette période de confinement. Ici, un livreur, à Paris.

Par exemple, des préposés aux bénéficiaires de CHSLD privés sont à peine plus payés que s’ils restaient chez eux et encaissaient la prestation fédérale d’urgence. Même chose chez des auxiliaires d’entreprises d’économie sociale qui offrent des soins à domicile.

Ou encore, le travail dans les fermes est si exigeant et mal rémunéré que le Québec doit faire venir chaque été du renfort du Mexique et de l’Amérique centrale.

On le sait, les producteurs agricoles sont déjà sous pression financière et s’ils vendent leurs aliments plus cher, les consommateurs qui vivotent d’une paye à l’autre peineront à les acheter.

Bref, c’est compliqué… Mais à tout le moins, on peut souligner que ces exemples illustrent une certaine déconnexion entre le salaire et la contribution à la société.

Dans son essai Bullshit Jobs, l’anthropologue David Graeber s’est intéressé à ce phénomène (les « shits jobs ») ainsi qu’à son contraire, comme le titre provocateur l’indique.

Quels emplois sont moins pertinents qu’on ne le prétend ? À cette question minée, il est plus prudent de laisser les gens répondre eux-mêmes.

Graeber rapporte un sondage YouGov qui demandait aux Anglais si leur travail apportait une contribution significative à la société. Le résultat : 37 % ont répondu non et 13 % étaient incertains.

En multipliant les anecdotes, Graeber avance que cette insatisfaction se concentrerait dans la bureaucratie, qui existerait aussi dans le secteur privé.

Alors, les Québécois sentent-ils que leur travail manque de sens ? Difficile de valider cette thèse. Nous n’avons trouvé qu’un sondage qui pose indirectement cette question et le résultat est nuancé. Selon la consultation commandée en 2018 par l’Ordre des conseillers en ressources humaines, 56 % des sondés se disent « fiers » de leur employeur. Le résultat était le même pour le privé et pour le public.

Une autre façon d’en avoir le cœur net est d’arrêter de travailler, puis vérifier si quelqu’un s’en rend compte. C’est ce qu’a fait Joaquín García. Un bon matin, cet Espagnol a arrêté de se rendre au bureau afin de se consacrer plutôt à l’étude du philosophe Baruch Spinoza. Son supérieur s’en est seulement rendu compte six ans plus tard… lorsqu’il a voulu lui remettre une médaille.

Pour être clair, nous ne vous le suggérons pas. Ni l’absence prolongée ni Spinoza.

On ne veut pas donner de leçon de morale ni établir notre palmarès maison des boulots utiles.

Honnêtement, on n’a pas non plus de solution clé en main. Cela arrive, même dans les pages éditoriales.

Si on trouve, on vous revient, promis.

Mais à tout le moins, on peut prendre quelques minutes pour rappeler que tout n’est pas normal dans le marché du travail. Et réfléchir aux solutions, en espérant que les métiers dont on redécouvre l’importance seront davantage valorisés lors du retour à la vie normale, si jamais cela arrive.

* L’expression est devenue polémique. À gauche, on déplore qu’elle serve à romantiser les pauvres en prétendant qu’ils sont plus vertueux, et ainsi à les enfermer dans cette condition. Selon la critique, ce paternalisme dépolitiserait les rapports de travail. Ce n’est pas notre intention ici.

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