On ne pleurera pas le retrait des journaux de Gabriel Matzneff des rayons de la Grande Bibliothèque de Montréal. N’empêche que la façon de prendre la décision laisse songeur.

Dans un communiqué de presse laconique de deux phrases, elle a annoncé mardi le « retrait » de ces livres. Puis le lendemain, elle a ajouté que ce retrait pourrait finalement n’être que temporaire, sans vouloir s’expliquer, à part pour dire qu’elle réagissait à la décision de certains éditeurs français de ne plus commercialiser les œuvres litigieuses de Matzneff.

Cette improvisation et ce silence ont été critiqués cette semaine dans nos écrans par Marie D. Martel, professeure adjointe à l’École de bibliothéconomie de l’Université de Montréal. En effet, pour une telle institution, c’est un peu court.

Est-ce désormais en fonction de la visibilité médiatique des controverses que les bibliothèques gèrent leur préservation de l’offre littéraire ?

Insistons : on ne soutient pas que les journaux de Matzneff devraient garder leur place dans les bibliothèques — de toute façon, plusieurs ne s’y trouvaient pas, sans que les gens s’en offusquent… Ce qu’on souhaite plutôt, c’est que les bibliothèques prennent le temps de réfléchir à leur politique de collection. Car il ne manque pas d’œuvres sulfureuses, ni même d’écrivains pédophiles. Par exemple, pourquoi retirer Matzneff et maintenir Le prince de sexamour, une œuvre qui sexualise un garçon de 6 ans, écrite par le poète Paul Chamberland, membre de l’Académie des lettres du Québec ? Un peu comme pour Matzneff, ce livre s’était attiré des critiques élogieuses à sa parution en 1976, entre autres dans La Presse et Le Devoir.

Il y a donc une vaste réflexion à faire. Heureusement, l’Association des bibliothèques publiques du Québec a lancé un comité à ce sujet. Son travail servira à éclairer les différentes bibliothèques, qui resteront toutefois libres dans la gestion de leurs collections.

À partir de quand faut-il retirer une œuvre ? Plus la réponse sera générale, plus elle risque d’être inutile. Ce que l’affaire Matzneff nous apprend, c’est que chaque histoire est unique.

Dans les derniers jours, on a pu lire des réflexions théoriques, pour savoir entre autres si « la littérature doit passer avant la morale ». À ce niveau d’abstraction et de généralité, on rate la cible.

Plusieurs questions s’emboîtent, et elles doivent être analysées individuellement, en fonction de chaque cas. Il y a la question juridique des limites à la liberté d’expression (comme les propos jugés haineux ou pédophiles selon le Code criminel). Et il y a la question éthique du choix des éditeurs de publier un livre, ainsi que du choix des librairies et bibliothèques de l’offrir sur leurs rayons.

Car rappelons que la liberté de création n’implique pas le droit de commercialiser et diffuser son œuvre.

Les librairies et bibliothèques ont des limites d’espace et de budget, et peuvent donc refuser des titres ou en retirer, comme elles le font d’ailleurs déjà avec leur élagage des livres devenus encombrants. Précisons toutefois qu’une bibliothèque n’est pas une librairie — même si elle ne peut conserver tous les livres, elle s’adresse aux citoyens et non aux clients, et doit donc préserver une certaine mémoire du patrimoine littéraire. Retirer un livre n’est pas de la censure, mais ce n’est pas non plus un geste innocent.

Les analogies avec les autres œuvres ont aussi leurs limites. Par exemple, l’avocat Julius Grey a rappelé cette semaine que la Juliette de Shakespeare n’avait que 13 ans. En interdisant les journaux de Matzneff, s’embarque-t-on sur une pente glissante ? se demandait le juriste.

Pas forcément. On applique les freins où on veut.

Avec Matzneff, il y a plusieurs facteurs aggravants : l’auteur est vivant, ses journaux décrivent des crimes pédophiles qu’il aurait réellement commis et dont il se vante, et enfin un sentiment d’injustice demeure, car il n’a pas encore subi son procès. Reste que ce n’est pas le cas de tous ses livres, comme ses études littéraires. Et on pourrait aussi ajouter que le mal fait partie de la condition humaine, et que la littérature aide à le comprendre.

D’ailleurs, on pourrait retourner le Dictionnaire philosophique de Matzneff contre lui-même. Il y écrit : « en amour, le plus difficile est de regarder l’autre comme une personne et de respecter son intégrité »… Et au sujet de l’épisode nazi de Heidegger, il observait : « Une goutte de poison suffit à empoisonner un tonneau d’excellent vin. » Comme quoi toute littérature comporte une part d’ambiguïté, mais que parfois, une œuvre entière peut être souillée par certains passages.

Est-ce toujours le cas ? Espérons que les bibliothécaires prendront le temps nécessaire pour bien y réfléchir.

Post-scriptum

En terminant, nous avons envie de vous suggérer de suivre les conseils de notre collègue Chantal Guy : la littérature québécoise vit un petit âge d’or, avec une nouvelle génération d’auteurs et d’autrices qui émerge (Marie-Ève Thuot, Simon Leduc, Ayavi Lake, etc). Au lieu de lire les Français sulfureux, découvrez plutôt nos nouveaux talents.

Chaque cas est unique

Quatre controverses récentes pour illustrer la difficulté d’établir des principes généraux.

Mein Kampf de Hitler

Ce livre de Hitler est tombé dans le domaine public en 2016. Il a depuis été réédité en Allemagne, et Fayard prévoit faire la même chose cette année en français. Même s’il s’agit de littérature haineuse, il paraît pertinent de le publier, à cause de son importance historique pour comprendre le nazisme. Et puisque le texte se trouve déjà sur internet, il est préférable d’offrir une édition critique avec commentaires d’historiens, comme celle que préparerait Fayard.

Les pamphlets antisémites de Céline

En jugeant à partir de ces critères généraux, on pourrait croire que la conclusion devrait être la même pour les pamphlets de Céline. Après tout, ces textes appartiennent eux aussi à un personnage important de l’histoire du XXsiècle, et ils permettent d’en comprendre un épisode marquant.

C’est ce que soutenait Gallimard, qui en 2018 voulait les publier. L’éditeur a finalement reculé à cause des critiques. Tant mieux. En examinant le détail, on réalise que le parallèle avec Mein Kampf est boiteux. Céline n’était pas politicien, et sans ses pamphlets, le nazisme et l’antisémitisme auraient existé avec la même virulence. Leur valeur historique semble donc un faible prétexte pour distribuer sa littérature haineuse.*

* L’édition de ces pamphlets n’avait pas été interdite par la loi. C’est plutôt Céline puis sa veuve (morte en novembre dernier à 107 ans) qui s’y opposaient. Le débat est revenu quand les livres sont entrés dans le domaine public. Au Québec, un petit éditeur, Éditions Huit, a publié en 2012 une version de ces trois textes haineux.

Hansel et Gretel d’Yvan Godbout

L’auteur québécois et son éditeur AdA sont accusés au criminel de production et distribution de pornographie juvénile pour ce conte d’horreur. Et ce, même s’il s’agit de fiction, et même si l’auteur présente la pédophilie comme un crime abominable. Il est donc difficile de comprendre cette étrange croisade du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

Reste que si l’auteur perd, son livre Hansel et Gretel sera bel et bien considéré comme de la pornographie juvénile. Les bibliothèques et libraires n’auront alors pas le choix de le retirer. En attendant le jugement, la Grande Bibliothèque garde le livre. Heureusement, car l’auteur n’est pas présumé coupable.

Les livres jeunesse de Maxime Roussy

Roussy est un auteur à succès de littérature jeunesse. Le contenu de ses livres ne pose pas problème. Par contre, il a profité de sa notoriété pour agresser sexuellement une lectrice mineure. En 2017, il a été condamné à cinq ans de prison.

Ressentant un malaise, certaines bibliothèques scolaires ont retiré ses livres. Si on se débarrasse des œuvres de tous les artistes qui ont commis des crimes dans leur vie privée, on risque d’en avoir pour longtemps… Mais dans ce cas-ci, la décision des écoles se comprenait : des parents voulaient s’assurer que leurs enfants n’aient aucun contact avec cet auteur encore vivant, qui a déjà utilisé son œuvre pour attirer ses victimes.

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