Element AI ne deviendra pas un Google québécois. L’entreprise a été vendue cette semaine à la californienne ServiceNow, un dénouement à des années-lumière des attentes.

C’est vraiment dommage. Mais ce qui l’est presque autant, ce sont certains des commentaires que cela suscite. On n’a pas à tendre l’oreille trop fort, ces jours-ci, pour entendre des gens se réjouir plus ou moins ouvertement de voir l’entreprise échouer à remplir des promesses qu’elle avait elle-même gonflées à l’hélium.

Element AI mérite une part des critiques. Mais certains propos sont également injustes et mal informés. Ils traduisent une conception malsaine de la prise de risque et de l’échec qui semble malheureusement persister au Québec.

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PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Les bureaux d’Element AI, à Montréal

Qu’Element AI n’attire pas que de la sympathie, on peut le comprendre. Fondée par le chercheur de calibre mondial Yoshua Bengio et un groupe de jeunes entrepreneurs et d’investisseurs québécois, la boîte a adopté une stratégie tapageuse qu’on pourrait résumer à : « faire le plus de bruit possible pour se mettre sur la carte ».

Ça a marché dès le départ – sans doute même trop. En 2017, alors qu’elle n’était encore qu’une idée adossée à la crédibilité du professeur Bengio, la boîte a profité de l’engouement pour l’intelligence artificielle pour faire sauter la banque et recueillir 102 millions US de la part d’investisseurs surtout américains et asiatiques.

Le manque d’argent est souvent un obstacle en entrepreneuriat. Mais un surplus d’argent peut aussi être un problème. Les coffres remplis, Element AI s’est mise à embaucher à toute vitesse, recrutant un grand nombre de titulaires de doctorat.

La liste de paye a rapidement frôlé les 500 employés. Des bureaux ont été ouverts à Toronto, Londres, Séoul, Singapour. Lobbyisme, partys, évènements en vue : Element AI a fait beaucoup d’efforts pour se mettre en valeur.

Yohsua Bengio a évoqué la création d’un « Google québécois ».

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Le problème est que pendant que les chercheurs brassaient leurs algorithmes et que les gens de marketing créaient le buzz, le plan d’affaires progressait de façon nettement moins spectaculaire.

La caricature qui circule aujourd’hui est que les dirigeants d’Element AI étaient trop occupés à siroter des cocktails avec des politiciens et à épater la galerie avec des bars de crème glacée dans des évènements mondains pour réellement travailler.

La réalité est plus nuancée. Element AI a perdu du temps à tenter d’élaborer des solutions d’intelligence artificielle pour des entreprises qui n’en voulaient pas. C’est à déplorer, mais rappelons qu’elle défrichait un secteur en pleine émergence.

La boîte faisait aussi face à un problème difficile : elle avait besoin de données pour nourrir ses algorithmes. Ces données, elle les obtenait par des mandats de consultation auprès des entreprises. Mais c’est par des produits vendus au plus grand nombre qu’elle pouvait atteindre ses immenses ambitions.

Il n’est pas anormal que des entreprises en démarrage mettent des années à générer des revenus. Aujourd’hui, malgré ce qu’on dit, Element AI a bel et bien des produits qui aident les assureurs à gérer leurs réclamations, les manufacturiers à prendre des décisions et les robots à lire des factures. Ces produits seront d’ailleurs intégrés au portefeuille de ServiceNow.

Les revenus sont en croissance. Mais à quelques dizaines de millions par année, c’est trop peu, trop tard pour les investisseurs qui souhaitent passer le flambeau (avec raison). D’où la vente annoncée cette semaine.

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Ceux qui décrivent aujourd’hui Element AI comme une « balloune » ont des points à faire valoir. L’entreprise a grossi trop vite et a surfé sur un engouement pour l’intelligence artificielle en partie surfait.

Il y a eu de l’esbroufe chez Element AI. Mais il n’y a pas eu que ça. L’entreprise a tout de même recueilli l’argent et la confiance de groupes qui connaissent un truc ou deux sur les affaires, comme Microsoft, Intel ou McKinsey.

Rappelons aussi que ServiceNow vient de dépenser un demi-milliard de dollars, selon les chiffres qui circulent, pour acquérir les 90 brevets et les équipes d’Element AI. C’est peu considérant le rêve initial et les investissements. Mais ce n’est pas exactement rien non plus.

Enlevons-nous finalement de la tête que l’entreprise a siphonné nos fonds publics. Les premiers investisseurs étaient des groupes privés et des fonds souverains étrangers. La Caisse de dépôt et le gouvernement du Québec ont bien investi par la suite, ce qui est à saluer. Mais ils retrouvent leurs billes avec la vente. Pas un cent d’argent public québécois n’a été perdu dans cette aventure.

Element AI aura été une comète dans le ciel de l’entrepreneuriat québécois. L’ambition, l’argent et le talent étaient au rendez-vous. Il aura manqué l’exécution du plan d’affaires et l’encadrement.

Parions que le président Jean-François Gagné et ses acolytes en ont tiré des leçons. Oui, ils ont commis des erreurs. Et non, ils n’ont pas construit le prochain Google. Mais reconnaissons-leur le mérite d’avoir essayé.

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