La réalité a fini par rattraper Justin Trudeau comme un 18 roues : le Canada est un pays aussi grand que difficile à gouverner. Le leadership inclusif, les conversations robustes et les données probantes ne suffisent pas à réconcilier les provinces entre elles. Surtout pour l’environnement et l’énergie.

Durant la campagne électorale, les chefs devraient oser le dire : tout le monde ne pourra pas toujours être gagnant en même temps. Le Canada ne peut pas à la fois devenir une superpuissance pétrolière et un champion de la lutte contre les changements climatiques. Ç’aurait été possible il y a deux décennies, avec une transition énergétique visionnaire comme celle de la Norvège. Mais le Canada a trop tardé, et il compte maintenant trop de régions aux intérêts opposés.

On ne peut pas accuser M. Trudeau de ne pas avoir essayé. Idéaliste et candide, il voulait faire avancer les régions ensemble, dans une compréhension commune des intérêts du Canada.

Son message pour l’Est et la Colombie-Britannique : le pétrole est névralgique pour l’économie canadienne. Or, à cause du manque d’oléoducs pour l’exporter, il est condamné à être surtout acheminé aux États-Unis, qui n’en ont pas besoin. Les Américains le négocient donc au rabais. D’où l’importance, selon lui, de construire de nouvelles routes et d’aider temporairement cette industrie à sortir de la crise (Ottawa a injecté pas moins de 1,6 milliard, surtout en prêts).

Le message libéral pour l’Alberta et la Saskatchewan : que cela plaise ou non, la science démontre que le climat se dérègle. Pour s’y attaquer, chaque pays doit réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Et la façon la plus efficace de le faire est de tarifier le carbone et fermer les centrales au charbon. Tout en resserrant les évaluations environnementales.

Le chef libéral croyait rallier les provinces à ce compromis. Cela a presque fonctionné. L’ex-gouvernement néo-démocrate albertain proposait des mesures imparfaites mais utiles comme un marché du carbone, une agence d’efficacité énergétique et un plan pour les énergies renouvelables.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Justin Trudeau passe devant une photo de corail au Musée des beaux-arts du Canada.

On connaît la suite. Les alliés de M. Trudeau en Colombie-Britannique, en Alberta et en Ontario ont perdu leurs élections provinciales. Depuis, d’un océan à l’autre, les provinces n’ont qu’une chose en commun, leur colère contre Ottawa.

M. Trudeau croyait avoir trouvé une place confortable au centre de l’échiquier politique. Il y est maintenant écartelé entre les provinces.

Bien sûr, du haut des gradins, il est facile de dire que tout cela était prévisible… Reste que M. Trudeau a sous-estimé les tensions régionales.

En 2015, dans une interview au New York Times, le premier ministre a déclaré que le Canada était le premier pays « post-national », un pays sans identité. En fait, l’identité du Canada, c’était de ne pas en avoir. De laisser chaque individu jouir à sa façon de ses droits.

L’idée n’est pas neuve. C’était celle de son père, avec sa charte des droits et son multiculturalisme, un contrat social qui réinventait le Canada. Or, on ne coupe pas si facilement les racines.

Les gens ont besoin de se rattacher à quelque chose. Si l’identité canadienne n’est pas forte, toute la place est laissée à l’identité régionale. Et rien de mieux pour renforcer un sentiment d’appartenance que de partager un ennemi.

Selon M. Trudeau, l’intérêt canadien exigeait de construire un oléoduc. Mais dans un pays sans identité forte, les citoyens ne voyaient pas les choses d’un point de vue canadien. Ils le voyaient selon leur point de vue régional. Selon leur intérêt local.

Un sondage d’Environics* a confirmé cette année que même si l’identité canadienne reste forte, elle décline. La proportion de Canadiens qui s’identifient d’abord à leur province, et non à leur pays, augmente partout depuis 2003.

Et encore plus que le Québec, ce sont les provinces pétrolières qui ont l’impression d’être maltraitées par Ottawa.

On ne veut pas exagérer. Il est vrai que ce n’est pas la première fois que le Canada est divisé – les tensions étaient encore plus vives à l’époque où on pendait Louis Riel et où on exterminait les Premières Nations dans les Prairies. Et il est aussi vrai qu’on exagère parfois la clivage, cette maladie mentale que les gens attraperaient sur les réseaux sociaux… Mais cette fois, on traverse un nouveau type de crise.

Le gouvernement libéral n’en est pas le principal responsable. Les provinces pétrolières ont d’abord été frappées par la chute du prix du baril en 2014. Quand M. Trudeau leur a demandé un petit effort environnemental, elles ont transféré leur colère contre lui. Puis en 2017, il a été crucifié pour avoir répété une évidence scientifique : afin d’éviter une catastrophe, ici comme dans les autres pays, une partie des gisements pétroliers ne pourra pas être exploitée**. Il faudra donc à long terme sortir du pétrole.

Il est vrai que les conservateurs ont tout fait pour saboter le plan libéral, mais ce n’est pas tout. Pour les Albertains, une attaque contre le pétrole est perçue comme une attaque contre leur mode de vie, contre leur identité.

Le plan de M. Trudeau aurait été plus facile à implanter il y a une décennie. Malheureusement, le gouvernement Harper n’a rien fait. Plus le temps passe, plus le virage à prendre devient brusque, et plus il devient difficile de rallier des provinces aux économies si différentes.

Avec son « corridor énergétique », le chef conservateur Andrew Scheer laisse miroiter une solution canadienne qui réunirait tout le pays. Mais en grattant un peu, on découvre ce que cela signifie : imposer un oléoduc comme Énergie Est aux provinces qui n’en veulent pas et ne rien faire en contrepartie pour l’environnement, à part espérer que la technologie nous sauve. M. Scheer a choisi son camp.

Malgré ses meilleures intentions, M. Trudeau devra lui aussi sortir du centre mou. Mais peu importe de quel côté il ira, il se fera chahuter. Car sa réconciliation énergétique paraît chaque jour de plus en plus impossible.

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