La semaine dernière, l’auteur du livre Sapiens, vendu à plus de 12 millions d’exemplaires dans le monde, a été pris en flagrant délit d’autocensure. Yuval Noah Harari a reconnu avoir autorisé une version amendée de son plus récent ouvrage, 21 leçons pour le XXIe siècle, afin qu’il soit en librairie en Russie. 

La nouvelle version supprime des phrases critiques envers Vladimir Poutine et l’invasion russe en Crimée. Le passage a été remplacé par une allusion aux « 6000 fausses déclarations » faites par Trump durant son mandat, citant une enquête du Washington Post.

En entrevue dans un journal israélien, M. Harari s’est défendu d’avoir cédé à la censure : « J’ai fait face à un dilemme. Soit je remplaçais ces exemples et je publiais mon livre en Russie, soit je ne changeais rien et je ne publiais rien. »

PHOTO TIRÉE DE L’INTERNET

Yuval Noah Harari

Première leçon à donner à l’auteur de 21 leçons : un intellectuel ne doit jamais se vendre pour percer un marché hostile à la circulation des idées. Ni travestir ses écrits pour rejoindre un public.

La loi du marché

Par définition, l’autocensure s’exerce lorsqu’on « devance ce qui est perçu comme une menace de censure par une autorité ». Finalement, Harari joue le jeu du gouvernement russe. Il transforme son essai philosophique en un produit pasteurisé au goût d’un dirigeant-autocrate, au moment où ce pays est le théâtre « de la plus grande répression politique depuis la chute de l’URSS », comme l’écrivait notre collègue Laura-Julie Perreault*. 

Le plus dérangeant dans cette affaire, c’est de voir un brillant écrivain, considéré comme « le penseur le plus important au monde » selon Le Point, sacrifier ce qu’il a de plus précieux : sa liberté d’expression.

Tout ça pour vendre quelques milliers de livres de plus.

Liberté et rentabilité

Bien sûr, nous vivons dans un libre marché. Un éditeur a tout à fait le droit de mousser ses best-sellers avec un plan de marketing en conséquence. Toutefois, la littérature, comme l’art en général, reste un domaine où la rentabilité ne devrait pas être placée au-dessus de la liberté de penser. 

La censure a changé. Elle n’est plus bigote, malingre et trempée dans l’eau bénite comme lorsque les curés mettaient des livres à l’index. Elle est sournoise et insidieuse, corporatiste et idéologique.

Le bruit de la controverse

À l’ère de l’internet, les organismes culturels craignent la polémique. Ils sont sensibles aux pressions exercées par les réseaux sociaux.

PHOTOMONTAGE GETTY IMAGES

« Le pouvoir a toujours craint l’art et la pensée critique », rappelle Luc Boulanger.

Ce mois-ci, à la suite de menaces formulées par des intégristes chrétiens, les organisateurs d’un festival de musique à Byblos, au Liban, ont été « contraints » d’annuler un concert du groupe rock Mashrou’ Leila. Les extrémistes religieux accusent le groupe arabe d’atteinte aux valeurs chrétiennes en faisant la promotion « du satanisme et de l'homosexualité ». Le chanteur principal, Hamed Sinno, a partagé une icône de la Vierge Marie trafiquée avec une photo de Madonna dans une publication sur sa page Facebook… entre autres sacrilèges !

Plus près de chez nous, il y a huit ans, la National Portrait Gallery, à Washington, a provoqué la colère du milieu de l’art contemporain en retirant une vidéo de David Wojnarowicz d’une exposition. La direction avait alors cédé face aux protestations du lobby chrétien et républicain. En entrevue, le directeur du musée avait justifié sa décision rapide de censurer l’œuvre en tenant compte du « cycle » des chaînes de nouvelles en continu aux États-Unis.

La censure s’exerce parfois à travers cette nouvelle religion qui fait des adeptes dans le milieu culturel, ici et ailleurs : la rectitude politique. 

On l’a vécu l’été dernier, avec les controverses de SLĀV et de Kanata. Un festival international montréalais réputé et un prestigieux producteur new-yorkais se sont retirés de ces spectacles mis en scène par Robert Lepage sans discuter ni débattre de la valeur artistique des œuvres en question. Encore moins prendre la défense de la liberté artistique et du droit du public de voir ou de ne pas voir un spectacle.

PHOTO ELIAS DJEMIL, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

SLĀV

Décidément, nos institutions culturelles sont de plus en plus frileuses.

Secouer le consensus

L’art n’est pas et n’a pas à être consensuel. Il faut laisser aux artistes la liberté de brusquer le consensus mou du conformisme de notre ère ; un monde dans lequel, par exemple, Facebook est incapable de différencier des images pornographiques d’un nu de Picasso ! D’ailleurs, le géant américain a mis HUIT ans pour régler son différend avec un internaute dont il avait désactivé le compte après la publication d’une photo de L’Origine du monde, chef-d’œuvre de Courbet.

C’est pour ça que les artistes doivent se battre pour créer et diffuser librement des œuvres qui nous bousculent.

Sans craindre la réaction des autorités morales, politiques, corporatistes, financières.

Peu importe sa forme ou son époque, le pouvoir a toujours craint l’art et la pensée critique. Plus que jamais, les artistes et les intellectuels doivent tenir la garde. Et ne pas céder à la peur de la censure.

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