Arrimer les choix budgétaires d’un pays au niveau de bien-être général de sa population, plutôt qu’à des critères strictement économiques, comme la croissance ou le PIB.

Le Prix Nobel de l’économie Joseph Stiglitz préconise ce virage depuis une bonne décennie. La semaine dernière, la Nouvelle-Zélande est devenue le premier pays à suivre ce conseil à la lettre, en adoptant ce qu’on pourrait appeler un « budget bonheur ».

Concrètement, le gouvernement travailliste de Jacinda Ardern a décidé de prendre de front les plus grands maux sociaux qui affligent son pays : la violence domestique, la pauvreté des enfants, les problèmes de santé mentale, le suicide.

Ces engagements viennent avec des investissements massifs : 1,5 milliard de dollars en santé mentale, 1 milliard à la lutte contre la précarité économique des enfants, 320 millions à des projets pour combattre la violence domestique.

Même si l’indice mondial du bonheur établi par l’ONU la classe en huitième position des pays les plus heureux de la planète, tout juste devant le Canada, la Nouvelle-Zélande enregistre un des taux de suicide les plus élevés du monde.

Avec son nouveau budget, le gouvernement veut embaucher 1600 spécialistes pour permettre à 325 000 Néo-Zélandais souffrant d’anxiété, de troubles dépressifs ou de problèmes de dépendance d’accéder à des soins psychiatriques.

Quant à la violence domestique, c’est un fléau « honteux » pour le pays, a souligné Jacinda Ardern au moment de la publication du budget. En plus d’investir dans les services pour combattre ce mal, son gouvernement a déjà innové en offrant des congés payés aux victimes cherchant à fuir une relation conjugale toxique.

Chapeautant ces trois « chantiers sociaux », le gouvernement Ardern a adopté cinq objectifs prioritaires qui détermineront ses choix budgétaires futurs. En plus de s’attaquer à la pauvreté et aux problèmes de santé mentale, Jacinda Ardern veut aussi améliorer la situation des peuples indigènes, accélérer la transition numérique et soutenir le développement durable.

Dorénavant, toute décision gouvernementale devra faire progresser au moins un de ces dossiers prioritaires. Un ministre qui n’en tiendrait pas compte devrait refaire ses devoirs.

L’approche consistant à « décoller » les choix budgétaires de l’obsession de la croissance et de la productivité vient d’un constat incontournable : une économie qui roule à plein régime ne crée pas automatiquement des sociétés comblées. Au contraire, elle peut accentuer les inégalités et générer des injustices.

Contrairement à ce qu’on a longtemps pensé, quand le niveau de l’eau monte, tous les bateaux ne montent pas au même rythme. Certains peuvent même s’enfoncer et faire naufrage.

Élue en 2017 à l’âge de 37 ans, Jacinda Ardern n’en est pas à son premier coup d’éclat. Arrivée au pouvoir alors qu’elle était enceinte, elle a marqué une première à l’ONU en y siégeant… avec un bébé de 3 mois dans les bras. Au lendemain de la tuerie de Christchurch, elle a fait preuve d’une compassion et d’une justesse de ton remarquables. Elle a ensuite agi rapidement en bannissant les armes semi-automatiques et en appelant les grands réseaux sociaux à combattre la haine.

Avec le budget du 30 mai, Jacinda Ardern vient d’ajouter du lustre à son image de politicienne cool et progressiste, qui incarne des valeurs en perte de vitesse dans une grande partie de l’Occident.

« Ce budget est un évènement qui change la donne, aucun autre pays important n’a établi de manière aussi explicite le bien-être de ses citoyens comme un objectif », a indiqué un expert du bonheur collectif, Richard Layard, dans une interview au New York Times. Les grands médias de la planète multiplient les portraits de la politicienne. En termes d’aura internationale, un an et demi après son accession au pouvoir, Jacinda Ardern est un peu la… Justin Trudeau de 2019.

À l’interne, son budget a soulevé quelques bémols. Ses critiques soulignent que c’est facile de mettre des millions sur la table avec une croissance qui frôle 3 % du PIB. Mais que cette politique sera difficile à poursuivre le jour où l’économie néo-zélandaise commencera à s’essouffler. D’autres signalent que les 1600 experts en santé mentale ne seront pas si faciles à recruter. Qu’entre la promesse et sa réalisation, il y a l’obstacle de la réalité…

N’empêche : l’idée d’ajuster les décisions gouvernementales au bien-être qui en résultera pour les citoyens est tellement simple qu’elle devrait aller de soi. C’est rarement le cas. Jacinda Ardern trace la voie.

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