« On ne peut, d’une part, affirmer que l’on veut la réussite du plus grand nombre et, d’autre part, placer les élèves les moins privilégiés dans les conditions les plus désavantageuses. […] Voilà pourquoi il nous paraît urgent de mettre un frein à la stratification des écoles primaires et secondaires en s’assurant que la priorité soit accordée à la relance des écoles publiques. »

C’était en 1996. Le rapport final des États généraux de l’éducation s’inquiétait ainsi pour l’égalité des chances. Notre système recommence à devenir élitiste, y lisait-on, à cause de la double sélection du privé et du public enrichi. Cela crée une « minorité d’élus et son contingent d’exclus ».

Que s’est-il passé depuis ce constat « alarmant » ? La tendance s’est aggravée.

La fréquentation du privé au secondaire a continué de bondir – elle était de 11 % en 1980, 16 % en 2000 et 21 % en 2014. Et les programmes publics enrichis avec sélection ont eux aussi poursuivi leur essor.

Or, deux récentes recherches viennent de confirmer que cette ségrégation est étroitement liée à la réussite scolaire et à l’accès aux études supérieures.

On savait déjà qu’un élève du réseau public ordinaire était moins susceptible d’obtenir un diplôme secondaire et d’accéder aux études supérieures. Mais l’écart demeure troublant, révèlent des chercheurs de l’Université de Montréal et de l’UQAM.

Pourcentage d’élèves qui accèdent au cégep parmi ceux qui ont étudié

Au public ordinaire : 37 % Au public enrichi avec sélection : 68 % Au public programme international : 89 % Au privé ordinaire : 77 % Au privé enrichi : 91 % Au privé programme international : 94 %

Source : « L’accès à l’enseignement postsecondaire au Québec : le rôle de la segmentation scolaire dans la reproduction des inégalités », par Benoît Laplante, Pierre Doray, Émilie Tremblay, Pierre Canisius Kamanzi, Annie Pilote et Olivier Lafontaine

Pourcentage d’élèves qui accèdent à l’université

Au public ordinaire : 15 % Au public enrichi avec sélection : 51 % Au privé : 60 %

Source : « School market in Quebec and the Reproduction of Social Inequalities », par Pierre Canisius Kamanzi. Publié dans Social Inclusion, janvier 2019

On répète. Parmi les élèves qui fréquentent le public ordinaire, seulement un sur sept se rendra à l’université. Tandis que parmi ceux qui ont fréquenté le privé, trois sur cinq accéderont à l’université. Bien sûr, il n’est pas obligatoire de fréquenter l’université pour réussir sa vie. Reste que c’est ce passage qui donne accès aux meilleurs emplois. Moins d’accès aux cycles supérieurs, c’est donc moins d’accès à un bon revenu.

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Ces données doivent être interprétées avec prudence.

D’abord, le type d’école fréquenté n’est pas le seul responsable. Le rôle des parents est aussi important. Le facteur le plus important est leur scolarisation, et le second est leur revenu. L’effet des deux se multiplie. Il y a donc une responsabilité parentale immense de valoriser l’éducation. Mais il y a aussi la capacité financière à faire des gestes pour aider l’éducation de leur enfant, comme avoir les moyens de déménager proche d’une bonne école et de payer pour une éducation privée.

On pourrait souhaiter que le système d’éducation compense cette inégalité. Mais à en juger par les deux études citées plus haut, il semble que l’école peine à le faire.

Reste qu’en prenant un peu de recul, on se console.

Le Québec fait nettement mieux qu’auparavant. Le taux d’obtention du diplôme a bondi depuis les années 60. Et le progrès se constate encore. En 2016, pas moins de la moitié des étudiants du réseau de l’UQ (Université du Québec) venait d’une famille dont les parents n’avaient pas étudié à l’université. Ils étaient les premiers de leur lignée à franchir cette étape, et on peut présumer qu’ils transmettront à leur enfant l’importance de l’éducation. C’est majeur.

Le Québec ne fait pas trop mal quand on le compare aux autres nations. Son système est moins ségrégué que ceux de pays comme l’Allemagne ou l’Autriche. Mais il l’est plus que les pays scandinaves. Le Canada est plus égalitaire que la moyenne de l’OCDE*. Le Québec est plus inégalitaire que les autres provinces au niveau primaire et secondaire. Mais c’est le contraire au début et à la fin du parcours éducatif, grâce au réseau de garderies ainsi qu’aux universités, qui offrent des droits de scolarité relativement faibles et des prêts et bourses.

Reste qu’on n’est pas obligé de s’en satisfaire. Le progrès semble avoir au mieux stagné. À certains égards, la ségrégation dénoncée en 1996 s’est même aggravée. Par exemple, la classe « ordinaire » au public accueille plus que jamais des élèves en difficulté. De 2003 à 2013, le pourcentage de ces élèves en difficulté d’apprentissage ou en situation de handicap a bondi, de 13,6 % à 20,8 %. Et en parallèle, les élèves avec des bons résultats affluent vers le privé.

Or, les recherches internationales tendent à démontrer que les élèves plus faibles souffrent de ne pas apprendre avec des élèves plus forts, tandis que le contraire ne serait pas vrai.

La mixité dans les classes ne mènerait donc pas nécessairement à un nivellement par le bas, à moins que les élèves en difficulté ne soient majoritaires dans la classe, ce qui force les enseignants à baisser les exigences.

Ce qu’on sait, c’est que le Québec s’est engagé dans un cercle vicieux. Plus l’école publique ordinaire est critiquée, plus les parents qui valorisent l’éducation s’en détournent, et plus les enfants en difficulté restent entre eux, au risque de former des ghettos éducatifs.

Si l’école ne crée pas les inégalités, à tout le moins, on peut constater qu’elle les entretient et les reproduit.

Un quart de siècle après les derniers États généraux sur l’éducation, le Québec est mûr pour une grande réflexion nationale.

Nous avons déjà souligné le risque que le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, se perde en ouvrant trop de chantiers. Revaloriser la profession d’enseignant devrait être son principal objectif pour le mandat actuel. Mais il faudrait que la réflexion lancée par les chercheurs soit débattue lors de la prochaine campagne électorale. L’enjeu : comment protéger l’égalité des chances de tous sans mener à un nivellement par le bas ?

À cause de la complexité des enjeux, il est justifié de prendre le temps de bien faire les choses.

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