La légende veut que lorsque les premiers Européens sont débarqués en Amérique, les Autochtones n’ont pas vu leurs bateaux à voile, un concept qui leur était inconnu, mais ont plutôt remarqué que les vagues sur le bord de l’eau avaient changé. La morale de cette histoire : c’est parfois difficile de voir clair, mais on doit prêter attention aux perturbations qui nous ouvrent les yeux.

En mars 1990, dans une émission de Bernard Pivot, la vague, c’était Denise Bombardier. La romancière et journaliste, qui venait tout juste de publier Tremblement de cœur, a dénoncé avec une colère grandement maîtrisée les écrits de Gabriel Matzneff, un monstre sacré de la littérature française. Ce dernier venait parler de son livre Mes amours décomposés, un journal intime dans lequel il racontait ses relations sexuelles avec des garçons et des filles mineures.

Denise Bombardier avait fait fi du ton roucoulant de l’animateur Bernard Pivot à l’égard de l’auteur sulfureux qu’il venait d’élever au rang de « véritable professeur d’éducation sexuelle » et avait appelé un chat, un chat. Ou plutôt dans ce cas, un pédophile, un pédophile.

« M. Matzneff nous raconte qu’il sodomise des petites filles de 14 ans, 15 ans, que ces petites filles sont folles de lui. On sait bien que les petites filles peuvent être folles d’un monsieur qui a une certaine aura littéraire, d’ailleurs on sait que les vieux messieurs attirent les petits enfants avec des bonbons. Monsieur Matzneff, lui, les attire avec sa réputation », dit-elle avec sang froid, sous le nez de l’auteur lui-même. L’auteur visé répond avec rage à celle qui ose le confronter.

> Regardez l'extrait de l'émission de mars 1990

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Cet extrait de l’émission Apostrophes refait surface 30 ans plus tard parce qu’une des victimes de M. Matzneff, Vanessa Springora, aujourd’hui directrice des éditions Julliard, a décidé de raconter la relation qu’elle a eue avec l’auteur français. À l’époque, elle avait 14 ans. Il en avait 50. Elle note l’impact gigantesque que cet « ogre » a eu sur sa vie. Elle rappelle aussi que Denise Bombardier a été la seule à avoir le courage de faire des vagues.

Hélas, beaucoup de gens ont décidé de ne pas voir le bateau à voile.

Même s’il écrivait noir sur blanc dans des récits autobiographiques qu’il collectionnait les relations avec les jeunes vierges mineures et qu’il s’était rendu aux Philippines pour s’adonner au tourisme sexuel avec des garçons de 11 ou 12 ans, Gabriel Matzneff a continué d’être publié.

Pas dans une maison d’édition de fonds de sous-sol, mais chez Gallimard et aux éditions de la Table ronde. . En 2013, il a remporté le prestigieux prix Renaudot de l’essai. Plusieurs grosses pointures de la littérature française – au nom de la liberté littéraire – se sont maintes fois portées à sa défense, et ce, même si certains gestes qu’il décrivait dans ses livres étaient criminels.

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Et c’est ainsi que l’auteur, aujourd’hui âgé de 83 ans, vit jusqu’à ce jour en toute impunité.

Chaque fois qu’il a été attaqué sur la place publique, lui et ses défenseurs se sont réfugiés derrière la grande valeur de son œuvre littéraire et la mentalité de « l’époque ». C’est encore ce que faisait hier Bernard Pivot sur Twitter.

En regardant à nouveau l’émission Apostrophes de 1990, on se rend compte cependant que ce ne sont pas seulement les fans de l’auteur qui lui ont permis d’aller de l’avant sans se faire embêter par la justice, mais aussi tous ceux qui ont préféré tenir leur langue.

Dans l’émission, alors que Denise Bombardier lève le ton et est vertement critiquée en retour, tous les autres invités du plateau de télévision, dont Alexandre Jardin, affichent un certain malaise, mais n’osent pas l’exprimer. Ils louvoient. « Pour que le mal triomphe, il est seulement nécessaire que les gens bons ne fassent rien », disaient Martin Luther King Jr. Ils en sont l’illustration.

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De toute évidence, la France devra maintenant faire face à cette histoire qui éclabousse le milieu littéraire parisien, tout comme une partie de l’élite américaine et britannique doit affronter l’affaire Epstein, du nom de ce milliardaire qui offrait en pâture des fillettes à ses riches amis et contacts.

Mais au-delà de ces scandales, il y a là des leçons beaucoup plus profondes sur le rôle que chacun peut tenir pour dénoncer l’inacceptable et pour défendre les plus vulnérables, les sans-voix. Même quand ce n’est pas à la mode. Même quand ça risque de faire des vagues. Un jour, tout le monde verra le gros bateau qu’on a essayé de leur monter.

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