Un homme couché sur le ventre, les pieds dans l’eau, une enfant affalée contre son épaule, la tête enfouie sous le t-shirt de son papa. Cette image immortalisée par la photographe mexicaine Julia Le Duc a bouleversé le monde entier, cette semaine. Elle illustre la tragédie des migrants d’Amérique centrale qui tentent de rejoindre les États-Unis depuis le Mexique. Et qui empruntent des routes de plus en plus dangereuses, à mesure que la frontière devient de plus en plus étanche.

Óscar Ramírez et sa fille de 23 mois, Valeria, ne sont pas les seules victimes de ce passage vers le nord. Cette même semaine, une femme et sa fillette ont été trouvées mortes dans la vallée du Rio Grande. Une mère hondurienne et ses trois enfants sont morts quand leur embarcation a chaviré dans le fleuve.

PHOTO JULIA LE DUC, ASSOCIATED PRESS

Les corps inanimés d’Óscar Alberto Martínez Ramírez et de sa fille Valeria sur le bord du Rio Grande à Matamoros, au Mexique

Ces tragédies ne sont pas nouvelles, mais leur multiplication découle, en partie, de la politique de fermeture de Donald Trump.

Quand les migrants voient leurs demandes d’asile massivement rejetées, quand ils sont systématiquement renvoyés vers leur pays d’origine, ils se tournent vers des voies d’entrée illégales et de plus en plus périlleuses.

PHOTO JULIA LE DUC, ASSOCIATED PRESS

Des gardes nationaux patrouillent sur le Rio Grande.

L’image terrible d’un père et de sa fillette, noyés lors de la traversée, a la force emblématique de la photo du petit Aylan Kurdi, trouvé mort sur une plage turque en septembre 2015, lors de la grande vague migratoire vers l’Europe. Elle montre les dangers que des migrants sont prêts à affronter pour fuir des situations insoutenables.

***

Mais le danger ne s’arrête pas une fois qu’on a franchi la frontière. Des témoignages recueillis la semaine dernière par une équipe de juristes américains détaillent les conditions atroces infligées à 350 enfants dans un centre de détention du Texas.

Leur constat fait dresser les cheveux sur la tête. Le centre de détention prévu pour un maximum de 104 détenus accueillait 350 mineurs, parmi lesquels une centaine de jeunes enfants, dont des bambins de 2 ans. En l’absence de personnel qualifié, les gardiens demandaient aux plus vieux – des enfants de 10, 12 ou 14 ans – de s’occuper des plus petits.

La majorité des enfants n’avaient pas accès aux douches ni même à un savon. Certains avaient droit à un matelas de sol et une couverture. Mais plusieurs dormaient à même le sol avec une seule couverture.

Plusieurs enfants souffraient de la faim. On les comprend : ils ne recevaient que du gruau instantané au petit-déjeuner, de la soupe instantanée et un biscuit au dîner et un burrito congelé pour souper, le tout arrosé de l’incontournable Kool-Aid.

Dans un dortoir où l’on a constaté la présence de poux, les enfants ont reçu deux peignes à partager par tout le groupe. Du point de vue hygiénique, le geste est douteux. Mais il y a pire : découvrant que les gamins avaient égaré l’un des peignes, les gardiens ont puni les « fautifs » en leur confisquant matelas et couvertures…

En principe, les enfants n’auraient pas dû passer plus de 72 heures dans ce centre de transition. Mais plusieurs enduraient leur situation depuis plus de trois semaines, voire un mois.

Ces révélations ont choqué l’opinion publique. La majorité des jeunes détenus ont été transférés, le chef de la police aux frontières, John Sanders, a remis sa démission et le président Donald Trump a annoncé son intention de remanier les forces policières déployées dans les zones frontalières. C’est la moindre des choses. Mais ce n’est pas assez.

***

Car le centre de détention de Clint n’est que la pointe de l’iceberg d’un système inhumain qui a eu pour effet d’arracher des enfants à leurs parents et de déchirer des familles un peu partout le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique.

Une politique qui cause une souffrance inutile : la majorité des enfants interceptés à la frontière voyagent accompagnés par des adultes ou ont des proches prêts à en prendre soin aux États-Unis.

Le surpeuplement des centres de détention pour enfants, dont celui de Clint n’est que l’exemple le plus horrifiant, n’est pas tant dû à un manque de ressources ni à une « invasion » migratoire qu’à une politique de séparation familiale qui, à bien des égards, viole les lois américaines.

Il y a une vingtaine d’années, la justice américaine a établi que les enfants migrants avaient droit à un environnement « salubre et sécuritaire ».

C’est ce qu’on appelle l’arrêt Flores. La semaine dernière, une avocate de l’administration Trump a tenté de faire valoir que les politiques actuelles respectaient ce jugement de référence.

Il fallait la voir arguer qu’un savon, une brosse à dents ou un lit ne sont pas indispensables à la salubrité et à la sécurité des enfants ! Que des juristes se battent aujourd’hui pour justifier le refus d’une brosse à dents ou d’un savon en dit long sur l’effritement des valeurs morales sous le régime de Donald Trump. Et sur les conditions de détention dans d’autres lieux où l’on enferme des enfants, loin de leurs proches.

***

Faut-il pour autant décrire ce système d’incarcération de jeunes migrants comme un réseau de « camps de concentration » ? C’est l’accusation qu’a lancée la représentante démocrate Alexandria Ocasio-Cortez. Son tweet a soulevé une tempête sémantique. D’un côté, on a reproché à « AOC » d’avoir banalisé la réalité des camps nazis. De l’autre, on a rappelé que les camps de détention de jeunes migrants partageaient certaines caractéristiques non pas avec les camps d’extermination de la Seconde Guerre mondiale, mais avec les complexes concentrationnaires qui les ont précédés. Et qui ne sont pas uniques à l’Allemagne nazie.

On l’a vu au Canada avec l’accusation de génocide lancée par la Commission sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées : le recours à de telles analogies est une épée à double tranchant. Il permet de frapper un grand coup dans l’opinion publique, mais il risque aussi de noyer le poisson dans un débat rhétorique qui nous fait oublier l’essentiel.

Et l’essentiel, dans le cas qui nous intéresse, c’est que des milliers d’enfants subissent un traitement abominable, que le problème perdure depuis plus d’un an, et que la mobilisation suscitée par la politique de séparation des familles s’est peu à peu essoufflée.

Quoi que l’on pense du caillou lancé dans la mare par Alexandria Ocasio-Cortez, le sort des enfants migrants aux États-Unis nous rappelle que l’horreur n’arrive jamais d’un seul coup, mais plutôt par des touches successives de désensibilisation…

« Un jour, nous regarderons cette époque de l’histoire des États-Unis où des enfants migrants sont séparés de leurs parents en nous disant : comment cela a-t-il pu arriver ? », écrit le chroniqueur Charles Blow dans le New York Times.

Un peu comme c’est le cas, aujourd’hui, pour les horreurs d’autres époques. Y compris les camps de concentration.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion