Au moins 1200 femmes autochtones ont été assassinées ou sont disparues au Canada, entre 1980 et 2012, dans l’indifférence générale. Il s’agit seulement des cas qui ont pu être documentés et qui ne montrent qu’une partie de la réalité. 

Ce que l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées établit dans son rapport coup-de-poing publié lundi, c’est que ces meurtres et ces disparitions ont un dénominateur commun.

Ils sont la conséquence tragique de politiques d’assimilation, de mauvais traitements, de négligence et de discrimination qui se sont étalées sur des décennies. Des politiques et des pratiques qui ont touché l’ensemble des communautés autochtones canadiennes, y compris au Québec. Qui ont été instituées et perpétuées par l’État et par des institutions comme l’Église. Et qui ont eu pour conséquence de déchirer des familles, de briser le tissu social et de reléguer les autochtones au rang de peuples « invisibles », comme le décrit le rapport. 

Ces politiques ont pris des formes moins radicales au fil des ans. Mais encore aujourd’hui, des parents autochtones qui veulent alerter la police à la disparition de leur fille, ou des femmes autochtones qui cherchent protection contre un conjoint violent, se heurtent à un mur d’indifférence. Peut-on, pour autant, parler de génocide ? Oui, affirme le rapport d’enquête. Conclusion qui a été acceptée hier par le premier ministre Justin Trudeau. 

D’autres, dont le général Roméo Dallaire, croient plutôt qu’il s’agit d’un abus de langage banalisant l’horreur des génocides passés, comme l’Holocauste et les massacres rwandais.

En réalité, comme d’autres concepts juridiques, le terme « génocide » n’est pas une notion absolue figée pour l’éternité. 

Dès les premières discussions qui ont mené à la signature de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, après la Seconde Guerre mondiale, la portée du mot a fait l’objet de débats. Au fil des ans, la jurisprudence a modifié le sens du terme, y ajoutant des crimes dont on n’avait pas tenu compte en 1948. Dans la foulée du génocide rwandais, par exemple, les violences sexuelles ont été reconnues comme partie intégrante d’une politique génocidaire, même si elles ne tuaient pas leurs victimes. 

Plus tard, des tribunaux ont établi que la volonté de détruire un groupe en brisant son « unité sociale », plutôt que par des tueries de masse, pouvait relever d’un acte génocidaire. Ce débat existe déjà et il divise experts et juristes. Sans vouloir le trancher ici, le rapport complémentaire que les commissaires ont consacré à cette question controversée montre, à tout le moins, que l’accusation de génocide est loin d’être farfelue. 

Le principal risque posé par ce choix sémantique, c’est de détourner l’attention des constats dressés par le rapport d’enquête.

Car peu importe comment ça s’appelle : la manière dont l’État et les institutions canadiennes et québécoises ont traité les peuples autochtones est une honte qui se perpétue encore aujourd’hui, même si le phénomène prend des formes plus subtiles qu’autrefois. Les témoignages poignants recueillis lors des audiences montrent comment des défaillances systémiques largement répandues et tolérées ont pu contribuer à ces centaines de meurtres impunis. 

Bien sûr, ce n’est pas l’État qui a tué Tina Fontaine, l’adolescente manitobaine dont le meurtre avait donné le point de départ à l’Enquête nationale. Mais ses conditions de vie, sa fragilité, la nonchalance avec laquelle la police a traité sa disparition ont contribué indirectement à sa mort. Une fois que les vagues du débat sémantique actuel seront retombées, c’est au fond du problème qu’il faudra enfin s’attaquer. Ne laissons pas le bruit que produit le mot « génocide » enterrer les « appels à la justice » lancés par le volumineux rapport d’enquête. 

Ce dernier plaide pour un « plan d’action national » qui impliquerait de modifier de fond en comble la manière dont la police et la justice traitent les questions autochtones. 

Concrètement, celles-ci devraient pouvoir compter sur un protecteur du citoyen particulier, par exemple. Quelques autres recommandations méritent une action rapide. Créer des unités autochtones au sein des corps policiers. Mettre sur pied une unité d’enquête sur les disparitions non résolues. Investir massivement dans le logement dans les communautés autochtones — car des maisons bancales où s’entassent 12 membres d’une même famille, ça pose un problème de sécurité, particulièrement pour les femmes et les enfants. 

Il faut aussi investir dans des refuges pour femmes fuyant la violence domestique : au Québec, on n’en compte que 13 pour 55 communautés autochtones ! 

L’Enquête nationale a produit plus de 200 recommandations. Les plus urgentes touchent le système judiciaire, la police, les services sociaux, le logement. Au Québec, elles s’ajouteront à celles que doit formuler bientôt la commission Viens sur les relations entre les institutions publiques et les autochtones. 

Il y a 25 ans que le Canada ausculte ses relations avec les peuples autochtones. Il y a eu la commission Erasmus-Dussault de 1996, la Commission de vérité et réconciliation sur les pensionnats autochtones en 2015. Dans la foulée, le premier ministre Justin Trudeau a présenté ses excuses aux victimes. Mais la majorité des recommandations de ces deux enquêtes sont pour l’instant restées lettre morte. 

Le rapport de lundi devrait clore la trilogie de grands diagnostics. C’est le temps de passer à l’action.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion