File d'attente. Épicerie grande surface. Caisse rapide.

La femme devant moi avait un panier rempli de conserves de lait condensé Carnation. Une petite fille d'à peu près 2 ans par la main. J'adore les files d'attente. C'est beaucoup là que j'arrive à ralentir et comprendre le monde qui m'entoure. Je regarde les gens et les imagine, au travail, devant la télé, nus. D'autres fois je fais le ménage dans ma tête. Tiens, je me suis dit : il y a les choux à ramasser au potager.

Western Beef, ça s'appelle. Une grande chaîne d'alimentation aux USA.

Ici dans le quartier Bushwick de Brooklyn, il y a encore beaucoup de familles de la classe ouvrière. Je me suis demandé si les élections, dans quelques heures, les concernaient.

La caissière portait un macaron de Trump « Make America Great Again ». Me voilà rassuré. Même s'il m'arrive de faire semblant, trop souvent, que tout va bien. Aussi écrit au-dessus d'elle : 15 ITEMS OR LESS.

Les boîtes de lait Carnation faisaient bip. Vingt-neuf fois, j'ai compté. Puis la jeune femme avec l'enfant a sorti un carnet qu'elle a tendu à la caissière. Ici, la ligne rapide, c'est aussi celle des WIC. Women, Infants, and Children. Des coupons d'alimentation. Je me suis aussi demandé pourquoi les femmes, les bébés et les enfants sont considérés comme des maillons faibles du système social. Je sais pour la biologie, mais même sur l'asphalte ? Souvent, même dans les files d'attente, il n'existe pas de réponse.

La jeune mère à l'enfant, d'origine latino, est partie avec son panier. Elle était enceinte. Si j'avais été plus loin dans la file, j'aurais eu le temps de googler avec mon téléphone sur le lait condensé. C'est nutritif ?

Pourquoi sommes-nous si obsédés par les élections américaines ? En quoi nous concernent-elles ? J'ai un ami démocrate très intelligent qui souhaite l'élection de Trump. Parce que selon lui, ce sera la seule façon de faire péter le système. L'élection de Mme Clinton ne fera que repousser l'inévitable de quelques mandats.

Mon avis ? Tout ça est beaucoup trop gros pour que ça pète ou ne fasse faillite. Nous vivons déjà dans une économie où les dettes des pays riches sont astronomiques, et où on se rassure du profit des banques. Dans quelques heures, les Américains vont se choisir un président. Nous, on roulera des yeux si c'est le monsieur méchant, et on soupirera si c'est la madame.

Jusqu'à la dernière minute, mardi, je ne les croirai pas capables d'élire une femme.

Ils ont fait un gros effort pour un Noir il y a huit ans. Et rien n'a changé dans la rue et dans les cuisines. Et ceux qui votent font un choix. Même si ça ne changera rien au quotidien. La volonté politique ne changera rien aux enfants qui ont faim.

J'ai déposé sur le tapis roulant un pot d'olives vertes - ils ne connaissent pas ça, ici, des olives mûres -, un sac de chips de bananes plantains, cinq yogourts et une canne de bines. Je pourrai tenir un siège avec ça à l'atelier et travailler toute la journée sans devoir sortir pour manger. Je déteste me nourrir quand je travaille et voyage. J'avais aussi mis une bouteille de bière noire Guinness. Pour le fer. Des fois je crois à des trucs bien pour me justifier.

J'avais pris un billet de 20 $ et oublié de prendre mes cartes d'identité. On ne peut pas acheter d'alcool sans carte d'identité. Ça fait plusieurs fois que je me fais prendre. Et je ne m'obstine plus. J'ai 46 ans et il me semble que ça paraît dans ma face que j'ai l'âge légal. Alors j'ai laissé tomber la bière et comme un réflexe j'ai demandé à la caissière si elle allait vraiment voter pour Donald Trump.

« Yes, elle a dit.

- Why ?

- He's gonna make America great again... Do you want a bag ?... Have a good one. »

Je ne crois pas avoir souri. Mais je me suis surpris à me demander où et quand l'Amérique avait perdu sa grandeur.

De retour à la maison, hier, j'ai ramassé les choux et les patates. Ils sont au frais pour l'hiver. Et une citrouille aussi, qui aura miraculeusement échappé à l'Halloween, aux enfants, et qui ressemblait étrangement au candidat républicain.