Je suis assis confortablement dans un fauteuil en cuir moelleux face à un feu de foyer qui diffuse une douce chaleur. Un instant précieux de la lenteur d'une journée de congé. J'arrive du dépanneur du village Lac Supérieur où je suis allé chercher les journaux du week-end.

Je suis assis confortablement dans un fauteuil en cuir moelleux face à un feu de foyer qui diffuse une douce chaleur. Un instant précieux de la lenteur d'une journée de congé. J'arrive du dépanneur du village Lac Supérieur où je suis allé chercher les journaux du week-end.

Mon coeur s'arrête de battre en apprenant la triste nouvelle de la mort des trois cyclistes sur la route à Rougemont. Mon confort se transforme subitement en une douleur lancinante.

Je prends connaissance des détails la tragédie, car j'aurais pu être l'une de ces victimes. À vrai dire, j'aurais dû être l'une d'elles. Puis-je aller vous remplacer dans votre repos éternel, car c'est moi qui aurais dû mourir à votre place?!

J'ai 52 ans et je suis le père de deux grandes filles. Je fais du vélo depuis toujours. J'ai tout fait à vélo : cyclotouriste, triathlon (Ironman), compétitions sur piste et route, vélo de montagne, traversée de l'Afrique et des milliers de kilomètres dans des dizaines de pays partout dans le monde. Le vélo est mon moyen de transport quotidien: 7500 km par année juste pour me rendre au travail. En plus, je m'entraîne six heures par semaine sur route, de préférence en montagne pour garder la forme. Depuis 20 ans, je dois faire plus de 12 000 km par année.

Je prends rarement l'auto. Le vélo est une passion, un style de vie, un moyen de transport et de communication en plus d'être un objet de loisir et de luxe. Je possède cinq vélos: VTT, piste, de ville, de randonnée et de route. Ce dernier est un monocoque en carbone comme les vélos tordus en bordure de la route 112 photographiés en page A2 de La Presse de samedi dernier.

Trop souvent, ça aurait dû être mon tour d'avoir cet accident. Quand je roule, je suis alerte, mais je commets des erreurs. Je suis prudent, mais aussi délinquant. Je ne fais pas tous mes stops et je brûle des feux rouges seulement quand je ne place personne en situation d'incertitude ou de risque. Sur la route, je prends ma place, c'est-à-dire je roule à un 1,5 m de la bordure. Je me fais voir. Je fais mes signaux. Je fais rager certains automobilistes. Ça n'empêche pas des conducteurs frustrés et extrêmes de me coller pour me faire peur et me faire déraper. Je suis un cycliste téméraire, un brin insouciant du danger d'un accident, mais assez civilisé pour ne mettre personne en situation précaire.

Je suis assis dans mon salon et je devrais être mort à leur place. Personne n'est à l'abri d'un accident ou d'un malheur, mais je n'ai pas d'autre choix que de poursuivre mon destin.

Je suis passé plusieurs fois près de la mort dans des descentes vertigineuses et des chutes effroyables sans respect pour la fragilité de la vie. Pourquoi suis-je encore en vie alors que j'aurais pu mourir bien avant ces trois femmes mordant dans la vie avec un mode de vie sain et actif? C'est injuste. Si le miracle de la vie ou de la science médicale pouvait nous le permettre, j'échangerais leur triste sort avec le mien. Pour ne pas être trop fataliste, je le ferais une semaine sur deux en garde partagée de la vie et de la mort. Comme ça, elles pourraient continuer à s'entraîner durant une semaine et se reposer l'autre semaine.

Je continuerai de rouler chaque jour, comme avant, mais j'aurai une pensée pour elles à chaque intersection de la route pour prendre conscience que de rester en vie tient du miracle et que l'on se doit de respecter la vie des autres sans la mettre en danger. Lorsque je roulerai à la campagne, je m'arrêterai pour cueillir de jolies fleurs dans les prés en pensant à elles. Telle est ma seule certitude, car le reste tient du hasard.