Il est rare d’être ému en lisant un jugement de cour. Le langage de la loi est du côté froid du cerveau. C’est la raison qui parle, à distance respectable des choses humaines.

Mais ce que vient de signer la juge Christine Baudouin sur l’aide médicale à mourir est à la fois une impeccable démonstration juridique et un jugement bouleversant.

Il met en scène Jean Truchon et Nicole Gladu, deux personnes souffrantes à l’extrême, qui n’en peuvent plus de vivre… et à qui la loi dit : vous n’avez qu’à vous suicider par vos propres moyens, vous ne mourez pas assez vite.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Nicole Gladu (sur la photo) et Jean Truchon, deux Québécois atteints de maladies dégénératives incurables, ont finalement eu gain de cause : la Cour supérieure du Québec vient d’élargir l’accès à l’aide médicale à mourir, en déclarant invalides des critères d’admissibilité des lois fédérale et provinciale, qui ont été jugés trop restrictifs et discriminatoires.

Le critère de la fin de vie, ou plutôt de la « mort raisonnablement prévisible », comme le dit le Code criminel, est une atteinte aux droits fondamentaux de tous ceux qui vivent une souffrance intolérable sans être encore condamnés en nombre de jours par la médecine.

C’est pourquoi la juge déclare cette restriction de l’aide médicale à mourir invalide, tant dans sa version du Code criminel que dans celle de la loi québécoise.

Ce n’est pas un jugement, en vérité, c’est une sorte de rapport de commission d’enquête.

Et devant cette évidence humaine et juridique, une réponse politique immédiate s’impose : il ne faut pas porter en appel ce jugement.

Je sais qu’on est en campagne électorale, ce qui est à la fois le pire et le meilleur moment pour parler d’aide médicale à mourir.

Mais la réponse politique ne doit pas attendre, ni à Québec ni à Ottawa. Les deux gouvernements doivent dire qu’ils n’en appelleront pas du jugement. Qu’ils utiliseront les six mois de délai accordés par la cour pour récrire le Code criminel et la loi sur l’aide médicale à mourir (les deux demandeurs font l’objet d’une exemption personnelle qui leur donne accès à cette aide sans le critère de la mort prévisible).

La tâche politique est assez simple : il suffit de rayer le critère de la fin de vie prochaine.

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Flashback. Après une commission parlementaire regroupant des députés de tous les partis à l’Assemblée nationale, une loi est adoptée au Québec en 2015 sur l’aide médicale à mourir. Les travaux avaient commencé en 2011, et le Québec était en avance sur le reste du Canada, et presque le monde entier…

En même temps, plusieurs personnes, dont Lee Carter, contestaient devant les tribunaux les restrictions criminelles sur le suicide assisté. En février 2015, la Cour suprême du Canada a déclaré à l’unanimité que d’interdire à une personne souffrant d’une maladie incurable d’être médicalement assistée pour mourir était une violation de ses droits fondamentaux. Le gouvernement fédéral s’est vu donner un délai, puis un deuxième, pour récrire le Code criminel, ce qu’il a fait à la fin de 2016.

Sauf que les modifications adoptées par le Parlement étaient plus restrictives que celles proposées par l’arrêt Carter. La Cour suprême ne parlait pas de « mort prévisible ». Elle disait simplement qu’il est cruel d’empêcher une personne handicapée, ou malade gravement, ou de manière incurable, de demeurer en vie contre sa volonté si elle souffre de manière intolérable. Que si sa condition l’empêche de se suicider, maintenant ou plus tard, la loi devrait lui permettre de se faire aider médicalement.

Bref, Ottawa a restreint la portée de ce jugement pourtant clair.

Le gouvernement Trudeau a adopté « un schéma législatif à l’intérieur duquel la souffrance cède le pas au lien temporel avec la mort, écrit la juge Baudouin. Si leur mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible, le consentement et la souffrance des personnes handicapées ne méritent que la sympathie du législateur », observe-t-elle.

C’est là que la loi porte atteinte aux droits fondamentaux.

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La juge Baudouin est très sévère avec les gouvernements, allant jusqu’à écrire que « le législateur québécois a opté pour le régime le plus restrictif au monde en conjuguant le modèle des pays du Benelux, centré sur la souffrance, avec celui américain, axé sur la fin de vie ».

Le plus restrictif au monde… chez les très, très rares pays à l’autoriser.

Tout en étant parfaitement d’accord avec la conclusion de son jugement, je trouve qu’il fait vite l’économie de l’aspect révolutionnaire des lois du Québec et du fédéral.

À part les Pays-Bas, la Belgique et quelques États américains, ces pratiques sont illégales sur la planète entière. Il n’est pas scandaleux qu’en instaurant un régime aussi rare, des gouvernements aillent du côté de la prudence. Bien des gens, pour des raisons morales, éthiques ou religieuses, sont encore opposés à l’aide médicale à mourir. La réalité politique commande souvent des solutions de compromis, surtout quand on avance en terrain inconnu. D’autant que le Québec a été forcé d’adopter une version « modérée » pour ne pas empiéter sur le champ de compétence fédéral exclusif sur le droit criminel.

Il se trouve que ce terrain est maintenant connu.

L’expérience, comme elle le souligne dans son jugement, nous montre qu’il n’y a eu aucun dérapage. Du moins, une telle preuve n’a pas été faite. Les morts médicalement assistées sont soigneusement compilées depuis les trois années et demie qu’elles sont permises. C’est en ce moment 1,09 % des morts au Canada qui surviennent après l’aide médicale à mourir (4 % aux Pays-Bas) ; les trois quarts des demandeurs sont atteints d’un cancer ; leur moyenne d’âge est de 73 ans.

L’autre chose qu’ont courageusement démontrée M. Truchon et Mme Gladu, c’est que dans leur forme restrictive actuelle, ces lois sont carrément inhumaines. Et alors qu’elles prétendent protéger les plus vulnérables, elles font en sorte de leur enlever leur autonomie.

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Jean Truchon, en 2018

L’aide à mourir n’est pas administrée à la légère, mais après des examens médicaux et une double approbation médicale. Ce paternalisme de l’État est une sorte de contradiction de la loi qui est censée libérer les individus qui veulent mettre fin à leurs souffrances intolérables, écrit la juge. Rien ne justifie cette restriction.

D’accord.

Alors maintenant, l’humanisme duquel se revendiquent ces lois commande une réponse très simple aux gouvernements : pas d’appel. Corriger la loi.

Allez, un peu plus d’humanité, svp…