La crise Jordan des « délais déraisonnables » est passée, nous dit-on.

Je ris un peu quand je lis ça. Cette crise est la deuxième en 30 ans. L’autre remonte à 1990 et s’appelait Askov, du nom de la première cause en la matière. Des dizaines de milliers de dossiers avaient été éliminés. Les juges jouaient de la calculatrice plus que du Code criminel. Jusqu’à ce que la Cour suprême modère un peu tout le monde.

Jordan, 26 ans plus tard, a fait le même raffut.

Et je vous annonce que si rien ne change, il y en aura une troisième.

Oh ! pas cette année ni l’an prochain. Mais dans 5, 10 ou 25 ans.

Pourquoi ? Parce qu’on a ajouté des juges, des procureurs et du personnel. On a mis de la pression sur un peu tout le monde. On surveille les chronos.

Mais le système travaille-t-il vraiment plus efficacement ?

Un exemple. Comment se fait-il, malgré un large consensus sur la question, qu’il y ait encore des enquêtes préliminaires ? Toute la preuve est donnée à la défense par obligation constitutionnelle. Pourquoi faut-il en plus tenir une répétition générale du procès ? C’est archaïque, coûteux, inefficace — sauf pour l’accusé, bien entendu.

Si Jody Wilson-Raybould avait pris le taureau par les cornes, ce bout-là de la justice criminelle aurait été réformé. La majorité des ministres de la Justice au Canada le demandaient.

Deuxième exemple, qui ne touche pas que la justice criminelle celui-là : la modernisation informatique est encore à la traîne. Le bâtonnier Paul-Matthieu Grondin semble avoir confiance que les « hangars à papier » disparaîtront tel que promis par les libéraux, maintenant par la CAQ. J’ai hâte de voir.

En attendant, je ne me réjouis pas trop entièrement de voir la crise derrière nous.

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Rappelons que c’est dans un jugement extrêmement serré, à cinq juges contre quatre, que la Cour suprême du Canada a imposé des délais stricts dans les dossiers criminels.

Dans quel grimoire a-t-on pris la formule magique des 18 mois pour les affaires en « cour provinciale » et 30 mois en « cour supérieure » ?

Je n’étais pas d’accord avec la majorité et je ne le suis toujours pas. Les causes qui ont été abandonnées sont autant d’erreurs judiciaires, autant de cicatrices sur la justice.

C’est vrai, il fallait un électrochoc. C’est vrai, cinq ans pour attendre un procès, ça n’a pas de sens.

Mais puisque c’était la façon de faire depuis longtemps, il fallait y aller beaucoup plus prudemment. Par exemple en appliquant une norme pour l’avenir, pas pour les affaires déjà en cours.

Dans ce pays, les statistiques judiciaires fiables sont une chose aussi difficile à trouver qu’une place de parking dans le Mile End.

Mais nos collègues de Global News ont tout de même fait récemment une compilation intéressante.

Depuis l’arrêt Jordan, d’après Global, environ 800 causes se sont terminées par un arrêt du processus judiciaire au Canada pour cause de délais déraisonnables. En trois ans, c’est beaucoup.

Le Québec, considéré dans le jugement comme le cancre de la classe question délais, a logiquement la première place de ce triste palmarès : 214 causes passées à la trappe. L’Ontario suit avec 180, et la Colombie-Britannique avec « seulement » 76.

On parle d’affaires criminelles uniquement, ici. Donc, pas d’histoires de contraventions. On parle de crimes sérieux. Il y a quelques cas de meurtre dans le lot.

Il est vrai que la plupart des requêtes ont été rejetées par les tribunaux — justement parce que le calcul a été appliqué moins sévèrement pour les affaires pré-Jordan.

Le total est tout de même énorme. C’est autant de drames restés en suspens, de victimes laissées pour compte, de crimes impunis.

Ce que je reproche à cet arrêt, comme le prévoyaient d’ailleurs les juges minoritaires, c’est d’avoir entraîné toutes ces injustices en imposant une mécanique horlogère au déroulement d’un dossier.

Le système de justice est le seul qui peut imposer à l’État un refinancement de ses activités. Je ne dis pas que ce n’était pas nécessaire. Je dis que la prudence s’impose. Il y a des droits qui se perdent aussi sur les listes d’attente des hôpitaux, des orthopédagogues, des gens qui s’occupent des enfants maltraités…

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Trois ans plus tard, donc, le choc est passé, et on ne risque plus de voir de ces libérations choquantes parce qu’une cause a trop traîné. Le ménage est fait. On a injecté de l’argent dans le système. On a aussi mis de la pression sur le ministère public pour favoriser des « règlements ». Tout le monde dans le système adore les règlements. On laisse tomber des accusations, l’accusé plaide coupable, on négocie une peine, on fait confirmer le tout par le juge. C’est réglé ! Allez hop ! au suivant.

Encore là, je n’ai rien contre. Si l’on arrêtait de « régler », il manquerait vite de palais de justice. Mais l’augmentation du nombre de règlements est-il forcément dans l’intérêt de la justice ?

Tout est question d’équilibre…

Je ne veux pas trop cracher dans la soupe. Clairement, les mentalités ont changé. Tant mieux si les juges mettent de la pression ; ils sont les seuls à pouvoir le faire. Je me réjouis de les savoir plus interventionnistes.

Mais maintenant qu’une certaine accalmie s’est installée, il serait peut-être temps de pousser encore plus loin, plus profondément les réformes d’une justice encore trop en retard sur l’époque.

Pour qu’on ne se prépare pas un autre Jordan en 2036…