Manchette récente du National Geographic : « Les embouteillages ne sont qu’un des problèmes auxquels doivent faire face les alpinistes au mont Everest. »

Quelle phrase extraordinaire et vertigineuse…

Ça sonne comme un bulletin de circulation. « Les travaux sur l’autoroute 15 ne sont qu’un des problèmes auxquels doivent faire face les automobilistes de la Rive-Sud. »

Et pourtant, on en est rendu là, et depuis des années, d’ailleurs. Into Thin Air (Tragédie à l’Everest), un livre à vous geler dans votre sofa, raconte une catastrophe lors des premières années des expéditions commerciales… et des premiers embouteillages fatals. L’ouvrage date de 1997…

La première tentative folle pour atteindre ce sommet mythique remonte à 1922. La conquête d’Edmund Hillary et du sherpa Tensing Norgay à 1953. Et 66 ans plus tard, on n’y meurt plus seulement par manque d’air, épuisement, crevasses, froid extrême ou bris d’équipement.

On meurt ces années-ci en haut de l’Everest parce qu’il y a juste trop de monde.

Je suis obsédé par les photos de cette queue interminable d’aventuriers multicolores qui défient la mort en faisant du surplace comme on attend pour payer chez IKEA.

C’était une semaine parfaite. Beau temps, température clémente, tout était en place… et 12 personnes sont mortes.

Dernier message d’une des victimes : « Avec un seul itinéraire possible, les retards causés par les foules pourraient se révéler fatals, et j’espère que ma décision d’atteindre le sommet le 25 signifiera moins d’embouteillages. »

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Tu t’entraînes comme un fou, tu quittes ta vie de banlieue et les enfilades de bagnoles, tu paies 75 000 $ pour un tout-inclus extrême, les conditions sont idéales… et tu te retrouves pogné dans la zone de la mort comme un samedi soir devant chez Schwartz ou un lundi matin à la sortie de Blainville. À attendre qu’un Américain, un Coréen, un Chinois ait fini de prendre ses photos en haut de la montagne.

Le Chinois, le Coréen, l’Américain passera en file sur la crête de 50 cm de large où tu te tiens, doublant à rebrousse-poil tous les grimpeurs pétrifiés qui tiennent la même corde… un par un… Comme quand t’arrives en retard au spectacle… Excusez… Excusez… Excusez… Lâchez pas, ça vaut le coup d’œil… Vous pouvez pas vous perdre, c’est tout droit…

Avec un peu de chance, tu arriveras en haut pas totalement congelé. Tu prendras tes photos. Et tu attendras maintenant ton tour pour redescendre, excusez, excusez, excusez… avec dans la tête un flash du bouchon que tu connais trop bien sur le New Jersey Turnpike ou l’autoroute olympique à Séoul…

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Déjà que l’être humain de notre époque passe d’immenses tranches de sa vie à attendre. Juste attendre. À l’aéroport (en route pour Katmandou). Au service à l’auto pour son café (en route vers l’aéroport). Aux urgences (en revenant de Katmandou).

Il en meurt même, parfois, d’attendre.

Faut-il qu’en plus il paie de sa poche pour mourir d’immobilisation touristique en se laissant glisser dans un ravin où son corps sera retrouvé dans mille ans par un yéti ?

Je ne dis pas mourir de malchance et de témérité. C’est triste, mais c’est pour ça que l’aventure est revêtue d’une aura de grandiose, c’est ce qui fait la légende. Seuls les demi-dieux peuvent revenir d’épreuves semblables. Même s’il y en a eu 802 l’an dernier seulement au sommet de l’Everest.

Mais mourir d’attendre ?

Ou, pour renverser la perspective, faire attendre mortellement des gens du seul fait de s’y rendre ?

La photo a frappé l’imaginaire, mais je le répète, ça fait plus de 20 ans qu’il y a des bouchons sur l’Everest. Tous ces gens-là sont donc parfaitement avertis qu’en plus des risques inhérents au fait de se balader dans un endroit où il faut une bouteille d’oxygène pour survivre, ça se peut que tu meures par manque d’originalité dans ta manière de tutoyer l’extrême.

Et tu dis : « Oh oui ! Je veux ! »

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L’autre jour, je travaillais à côté de mon fils, dont le nouvel ordinateur faisait le bruit d’une locomotive tchèque.

« Y a un problème ?

— Non, non, je roule un programme.

— Tu roules un programme ? »

Dans ce temps-là, quand il voit combien je suis largué, c’est lui qui roule, mais des yeux.

En gros, pour vous expliquer (parce que j’ai extrêmement compris), on code un programme et après on le fait rouler, pour voir si ça fonctionne. Vous me suivez ?

Bon.

« Et ça roule combien de temps, comme ça ?

— Jusqu’à demain.

— Quoi !

— Ben oui, c’est un gros programme. »

Voilà où on en est, mesdames et messieurs. Même les machines attendent. Les robots se mettent en ligne. Ils font la queue comme nous autres. Ça doit être ça, l’intelligence artificielle : tout faire comme nous pour imiter notre intelligence. Si ça se trouve, on verra des ordinateurs tomber tout seul du haut du Grand Canyon en se prenant en photo.

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Ça veut dire quoi sur notre époque, cette acceptation, que dis-je, cette course folle vers les files d’attente ?

On fait semblant de rager, mais on passe sa vie en file. Y a bien quelque chose qui nous attire là-dedans, non ? Autrement, au moindre risque de se trouver embouteillé mortellement à 8848 mètres d’altitude, on revirerait de bord. Ça ne doit pas nous déranger tant que ça…

Les économistes se penchent depuis longtemps sur la question. Quelles ressources faut-il investir pour limiter les files, les listes d’attente ?

On passe à côté de la vraie question : y a-t-il une file d’attente parce qu’il y a trop de monde, ou y a-t-il trop de monde parce qu’il y a une file ?

Et moi je réponds b. L’être humain s’en plaindra après. Mais il veut absolument y aller – au show, au resto, à l’Everest – parce qu’il y a trop de monde.

L’être humain aime le monde à mort.