En un mot comme en 247 pages, il n'y avait pas moyen d'y arriver. Dans la grande salle bondée et silencieuse du palais de justice de Québec, les victimes, les familles des morts espéraient un nombre : 150. Comme une validation de la gravité de l'attentat de la Grande Mosquée de Québec. Comme une reconnaissance par la justice de l'extrême horreur, de l'extrême souffrance vécue et de la tristesse à perpétuité à laquelle elles sont condamnées depuis le 29 janvier 2017.

Mais dans le difficile métier de détermination des châtiments, un juge ne peut pas seulement tenir compte de la souffrance insondable, qu'aucune sentence de cour ne peut guérir. Il doit aussi examiner le criminel, son caractère, son passé, son état mental, sa possible rédemption. Même lui.

Une sentence s'adresse d'abord à un délinquant, même si c'est un message à la société et aux victimes de crimes.

Le juge François Huot le sait bien : certaines sentences sont appelées à passer à l'histoire. Certaines ont aussi une vocation sociale supplémentaire. Une charge émotive exceptionnelle.

Alors, dans ce long, très, très long texte, le juge a retourné chaque caillou de la cause, il est allé puiser chez les philosophes des Lumières et jusque dans un jugement de Chypre. Il a eu beau faire le tour du monde trois fois, montrer sa bonne volonté et le sérieux de sa démarche, à la fin, on attendait un nombre.

Et vu qu'on a tellement parlé de grands nombres, les familles des victimes ont eu l'impression d'une peine « clémente ».

Et pourtant, le juge François Huot a infligé hier la peine la plus sévère des annales judiciaires du Québec depuis l'abolition de la peine de mort au Canada en 1976.

Mais comme les représentants du ministère public avaient plaidé passionnément pour ce minimum de 150 ans, cette peine record avait l'air faussement petite.

***

On a tellement parlé de grands nombres qu'on a oublié l'essentiel : la peine pour tous les meurtres est l'emprisonnement à perpétuité. Alexandre Bissonnette est condamné à l'emprisonnement pour le reste de ses jours. Ce qu'il fallait déterminer, c'était le nombre d'années à purger obligatoirement avant d'avoir accès à une possible libération conditionnelle.

Pour les meurtres au second degré (non prémédités), qui entraînent aussi la perpétuité, le juge peut fixer cette période entre 10 et 25 ans selon les circonstances plus ou moins graves de l'affaire. Pour les meurtres au premier degré, jusqu'en 2011, le juge n'avait aucune décision à prendre : c'était la vie, 25 ans minimum automatiquement. (En passant, c'est le minimum qui est automatique, pas la libération. Les meurtriers en série, les Olson ou Bernardo, n'auront jamais de libération conditionnelle même si techniquement ils peuvent en faire la demande.)

En 2011, le gouvernement conservateur a décidé de mettre fin aux peines qu'il a appelées « au rabais » pour les meurtres multiples. Jusque-là, la peine était la même : la perpétuité une ou deux fois, c'est toujours la perpétuité. Et les 25 ans minimum ne bougeaient pas : la Commission des libérations conditionnelles en tiendrait compte éventuellement, mais ça ne changeait rien à la peine.

Le Code criminel prévoit depuis que le juge du procès peut additionner les périodes d'inadmissibilité. S'agissant de six meurtres, la loi permet donc au juge, à sa discrétion, d'ajouter à ce minimum.

Hier, le juge Huot a estimé que le crime de la Grande Mosquée était si grave qu'il fallait s'écarter du simple minimum.

Le nombre de victimes, leur vulnérabilité, le caractère haineux et « raciste », l'extrême violence, la planification, tout cela milite en faveur d'une peine exceptionnellement sévère.

Mais du même souffle, il rejetait comme totalement déraisonnable la suggestion du ministère public qui réclamait un minimum de 150 ans. Toute peine qui excède l'espérance de vie est absurde, a-t-il dit. La philosophie pénale canadienne n'est pas celle des Américains, dont le taux d'incarcération est un des plus élevés au monde, a-t-il tenu à dire. On ne peut pas jeter les clés de la porte de la cellule d'un jeune homme 25 ou 50 ans à l'avance.

Il s'est ensuite longuement attardé sur la personnalité de l'accusé de 29 ans, son état mental troublé et son passé de victime d'intimidation. Pour conclure qu'un minimum de 50 ans serait excessif. Cette période d'inadmissibilité devrait se situer entre 35 et 42 ans, a-t-il dit.

Mais voilà, le Code criminel tel que rédigé ne donne pas au juge cette discrétion. S'il s'écarte des 25 ans, il ne peut le faire que par blocs de 25 ans. Autrement dit, il pouvait pour six meurtres infliger un minimum d'inadmissibilité de 25, 50, 75, 100, 125 ou 150 ans. Mais pas 35. Ou 62.

***

Cette rigidité de la loi force le juge à rendre une peine « cruelle et inusitée » aux termes de la Charte des droits, a-t-il conclu. La loi de 2011 était en effet contestée par la défense comme excessive. Le juge leur a donné partiellement raison. En fait, usant d'un procédé rarement utilisé et encore assez controversé, le juge a plutôt « réécrit » l'article du Code criminel, plutôt que de l'invalider.

Cette nouvelle « interprétation large » permet au juge de choisir le nombre d'années supplémentaires, au lieu d'y aller par blocs de 25 ans (les cas où l'on est arrivé à un minimum intermédiaire entre 25 et 50 ans auparavant comportaient des meurtres au premier et au second degré). Il arrive ainsi au final à une peine d'emprisonnement à perpétuité, dont au moins 40 ans devront être purgés avant toute libération.

Nul doute que cette décision sera portée en appel. Comme d'autres ailleurs au Canada. Sur les 26 causes de meurtres multiples au Canada depuis 2011, trois ont donné lieu à une contestation constitutionnelle, et seule celle-ci a réussi partiellement.

***

Il y a plusieurs questions à soulever sur cette décision ; d'abord sa technique de reading-in sera-t-elle acceptée ? Est-ce aux juges de décider s'il y aura ou pas libération conditionnelle ? Si 50, c'est trop, pourquoi 40 ? Etc.

Mais plus fondamentalement, le message de cette sentence est le suivant : les juges sont réfractaires à une approche à l'américaine, avec ses peines automatiques et démesurées.

Par hasard, cette peine était infligée le même jour que celle du meurtrier en série McArthur à Toronto. Pour avoir assassiné et démembré huit hommes de la communauté gaie, l'homme a été condamné à l'emprisonnement à perpétuité... sans libération avant 25 ans. Il aura alors 91 ans et, selon toute vraisemblance, ne sortira jamais du pénitencier, a dit le juge.

Là encore, les proches des victimes étaient choquées et espéraient un nombre spectaculaire.

Le juge John McMahon a pourtant utilisé les mots les plus durs à l'endroit de ce meurtrier sadique et psychopathe, qui aurait probablement continué ses assassinats s'il n'avait pas été arrêté. Et l'homme mourra au pénitencier.

Mais la modification au Code criminel de 2011 par les conservateurs a réussi à faire passer pour clémentes des peines qui dans la réalité biologique et judiciaire sont sévères.

Elle a aussi déplacé l'attention sur l'admissibilité à la libération conditionnelle, comme si elle était facile à obtenir. Elle n'est pourtant pas accordée à la légère pour les meurtriers.

Dans les deux cas, cependant, même si le juge Huot s'est écarté de la norme traditionnelle, les juges ont envoyé un message similaire : ils rejettent comme inhumain le modèle américain, avec ses peines absurdes à 200 ans de prison. Elles sont « spectaculaires médiatiquement », disait le juge Huot hier, mais sont fondamentalement insignifiantes.

Pendant ce temps, les Américains commencent à faire marche arrière en matière de peines automatiques, sans espoir même théorique de libération.

À force de parler de grands nombres, on risque encore de passer à côté de l'essentiel. Avec toute la compassion dont il a fait preuve pour les victimes tout au long de ce processus, le juge Huot, quoi qu'on pense du résultat arithmétique, a dit ceci : il faut refuser de franchir la ligne qui sépare la sévérité de la vengeance judiciaire.

Et il a bien fait de le dire.