Claude Gingras arrivait tard dans la rédaction. Il sortait une bouteille d'alcool à friction et nettoyait son clavier. Quand tout le monde était parti, il était encore là, oiseau de nuit de retour d'un concert. Il dégustait ses décoctions chinoises, ginseng, jus de betterave, parfois très, très tard, un soupçon de Brandy dans un demi-café.

On l'entendait de loin martyriser une attachée de presse pour une faute dans un communiqué, car non, ce n'était pas en septembre 1957 qu'on avait joué pour la dernière fois ce concerto, c'était en janvier 1958, il était là, il avait le programme. Franchement.

D'autres fois, calé dans sa chaise, on voyait qu'il recueillait avec délectation des confidences en parlant à voix basse. Parlait-il à un grand nom de la musique ou à une source ?

Je me demande encore quelle était la part du théâtre chez lui et jusqu'à quel point il cultivait ce personnage maniaque de précision, intransigeant et vaguement misanthrope qui a fait sa légende.

Deux choses ne font aucun doute, toutefois. Son amour fou et tyrannique de la musique. Et sa passion pour le journalisme.

Il avait pour ses textes une exigence linguistique aussi haute que pour les interprètes - qu'il surveillait, partition à la main. C'est à ses risques et périls qu'un correcteur s'aventurait à déplacer une virgule ou à supprimer un italique. Il ne se gênait pas pour relever les fautes des collègues, bien entendu, et pouvait avec une joie perverse vous les balancer en sortant de l'ascenseur. C'était une marque de respect, au fond, parce qu'il lui arrivait aussi de vous montrer, effaré, celles des autres, comme autant de cicatrices dans « son » journal.

Il a habité La Presse 60 ans durant, et La Presse l'a habité. Mais ce n'était toujours que sa résidence secondaire. Son domicile véritable étant évidemment la musique. Je ne parle pas seulement des 150 000 disques qui formaient chez lui une cathédrale de vinyle et de plastique. Je parle de cette mémoire vive de chaque version de chaque oeuvre qu'il avait un jour entendue, et qu'il pouvait convoquer sur demande à son souvenir.

Claude Gingras avait tout écouté. Tout ce qu'un homme peut possiblement entendre de notes en 87 ans sur Terre. Et il avait tout archivé. Tout ce qu'un cerveau peut humainement retenir d'assemblages de sons...

Peu de gens ont pu aimer autant « une chose », au point d'y investir toute leur vie, de devenir ce monument d'érudition musicale.

Dans le cas de Claude Gingras, ce n'est pas exagéré de dire qu'avec sa disparition, c'est une bibliothèque de la scène musicale de trois quarts de siècle qui vient d'être rasée. Une collection de disques ne vaudra jamais la mémoire culturelle et affective de son possesseur.

Quant à l'autre cliché, celui de la « fin d'une époque », il est aussi vrai à plus d'un titre. Verra-t-on un jour quelqu'un accumuler avec passion autant de connaissances artistiques pour... les communiquer dans un journal ?

L'époque de Claude Gingras, c'est aussi celle, révolue, d'une certaine conception de la culture dans les médias. Et celle d'une sorte d'heure de gloire des journaux, où la critique et la couverture au quotidien de la « musique sérieuse » par un journaliste hautement spécialisé mais excellent communicateur allait de soi. Y compris, et en particulier dans un grand journal populaire et généraliste. Vu que cette passion immense, il avait pour métier de nous la communiquer non pas aux initiés, mais à nous tous, simples profanes.

Il ne serait pas resté au journal jusqu'à 83 ans, en ne prenant de vacances que de force, si ça n'avait pas été son autre passion, son autre maison.