Si l'affaire Rozon permet une réflexion sur le traitement des agressions sexuelles par la justice, on aura avancé. Mais si on se sert de cette histoire pour illustrer « ce qui ne va pas » dans le système, on se trompe d'exemple et on envoie le mauvais message aux victimes.

Aussi imparfait soit-il, « le système » accuse et condamne des milliers d'agresseurs chaque année.

Dans les 11 premiers mois de 2018, 5085 accusations ont été déposées au Québec pour l'ensemble des crimes sexuels (agression sexuelle, pornographie juvénile, contacts sexuels, etc.). Depuis 2010, où il y en a eu 3122, le nombre a augmenté de 61 % - sans tenir compte du mois de décembre. Ce n'est pas le fruit d'un soudain sursaut : le nombre d'accusations est en constante augmentation au Québec.

Rien ne permet de croire que c'est dû à une augmentation du nombre d'agressions. Les études et l'expérience judiciaire nous disent depuis longtemps que ce crime est un des moins dénoncés. Si le nombre d'accusations augmente de manière aussi spectaculaire depuis 2010, c'est que plus de victimes parlent et dénoncent leur agresseur. C'est aussi parce que les policiers et policières sont de mieux en mieux formés.

Une grande enquête du Globe and Mail l'an dernier révélait des disparités aberrantes d'une région à l'autre de l'Ontario quant à la rétention des dénonciations pour agression sexuelle. Tous les corps de police ne sont pas égaux, et les victimes ne sont pas traitées de la même manière partout, c'est indéniable.

Mais il faudrait arrêter de généraliser et de dire aux victimes qu'elles doivent être « parfaites » ou qu'on ne les croira pas ou qu'au fond il n'y a rien à faire. Ce n'est pas vrai. Et c'est insulter les femmes et les hommes qui reçoivent avec compétence les victimes et enquêtent sur ces crimes pour faire arrêter les agresseurs.

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Cette semaine, la ministre de la Justice Sonia LeBel a accepté l'invitation de la députée péquiste Véronique Hivon à examiner les pistes de solution pour améliorer le traitement de ces dossiers. Les autres partis sont dans le coup. Tant mieux. Notre système politique se distingue quand les élus travaillent hors des lignes partisanes. Comme dans le cas de l'aide médicale à mourir, autre occasion où Mme Hivon s'est distinguée.

Il est question d'un tribunal spécialisé dans les crimes sexuels. Peut-être, mais pour régler quel problème ? À Montréal, le sixième étage du palais de justice est consacré aux crimes sexuels et à la violence conjugale. Tant les procureures (qui sont en majorité) que les juges (il y a à peu près la parité à la Cour du Québec) ont acquis depuis très longtemps une expertise en la matière.

Les statistiques du ministère de la Justice du Québec sont difficiles à obtenir, mais aux dernières nouvelles, la plupart des affaires se concluent par une condamnation.

Je ne dis pas ça pour prétendre que tout va merveilleusement bien. Ni, surtout pas, que c'est simple et facile d'être plaignant dans une affaire d'agression.

Simplement, cessons de décourager les victimes de dénoncer en répétant que rien n'arrive.

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L'affaire Rozon est un très mauvais exemple. D'abord parce qu'il y a eu des rencontres entre les plaignantes. De bonne foi, évidemment, sans malice. Mais dans ce genre de dossiers où les faits remontent à des années, le risque de contamination des versions est trop élevé. Parce qu'ensuite certains cas se sont passés hors du pays. D'autres enfin faisaient voir des versions contradictoires ou ambiguës. Personne n'a traité ces femmes de menteuses. Un procureur doit déposer des accusations quand il a la conviction morale d'obtenir raisonnablement une condamnation. Et dans le cas de Rozon, une seule accusation a été déposée - dans un cas qui n'est pas issu du groupe des « Courageuses », et est donc resté hors du radar médiatique. Ce n'est pas un pur hasard.

Mais en même temps, ces « Courageuses » ont clairement permis de faire ressurgir ce cas, qui n'aurait probablement jamais été dénoncé, puisqu'il ne l'avait pas été pendant près de 40 ans. On n'ira pas dire que c'était inutile.

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Les médias ont servi de loupe grossissante dans les cas d'abus de pouvoir et d'inconduite sexuelle. C'est peut-être par là que des changements sociaux profonds auront lieu. Mais inévitablement, ils ont affaibli certaines causes. Ce n'est pas un reproche. 

Dans plein de cas, il a fallu des médias pour dire enfin ce que tout un milieu refusait d'entendre. Mais il y a ici matière à réflexion pour les journalistes : on ne remplacera pas la police ni la cour. 

Et pour cette raison, il faut parfois mettre les victimes en garde avant qu'elles ne publient leur récit, ou une nouvelle version de leur récit.

Ça peut avoir des conséquences sur leur cause.

L'avocate Huguette Gagnon s'est employée dans le Huffington Post à démonter la statistique qui circule depuis un certain temps voulant que « trois agressions sexuelles sur 1000 se soldent par une condamnation ». Le chiffre est clairement erroné, puisqu'il inclut une majorité de gestes qui, selon les répondantes et répondants, étaient « trop anodins » pour justifier une dénonciation à la police. Le nombre de condamnations (1814 pour tout le Canada) ne tient pas la route non plus.

Encore une fois, il ne s'agit pas de nier l'évidence : la majorité des victimes d'agression sexuelle ne dénoncent pas leur agresseur. C'est grave. Mais c'est en train de changer, comme le montrent éloquemment les données de la justice.

Et pour que ça continue à changer, il faut cesser de présenter les condamnations comme une sorte d'impossibilité, une bouteille à la mer judiciaire. Ce n'est tout simplement pas vrai.

Une critique dure du système est nécessaire, il faut toujours l'améliorer. Mais donner l'impression que « ça ne sert à rien », ça n'aide que les agresseurs.