À première vue, il y a de quoi sursauter : la Cour suprême du Canada a déterminé hier qu'une amende de 100 $ est une peine « cruelle et inusitée ». La « suramende compensatoire », infligée à tous les contrevenants depuis 30 ans, est donc invalide.

La garantie contre les châtiments cruels est importée du Bill of Rights américain, rédigé à une époque où la torture et autres cruautés étaient encore largement pratiquées.

Mais... 100 $ ?

Oui, 100 $, ça peut être immense quand on n'a pas un sou. Cette cause, en fait, jette une lumière crue sur la réalité judiciaire. On se fait une image beaucoup trop « glamour » de la justice criminelle. On pense aux procès devant jury, à ceux visant des personnalités.

Mais l'ordinaire de la justice, c'est beaucoup celui, invisible, médiatiquement inintéressant, de l'extrême pauvreté.

Ceux qui traînent devant les cours municipales ou les palais de justice un peu partout au pays pour de minuscules affaires en série. Gens sans domicile fixe, qui vont de refuge en refuge. Ceux qui sont dans des maisons de chambres, plus ou moins désorganisés, plus ou moins poqués, avec plus ou moins de troubles mentaux, plus ou moins de problèmes de dope...

Tous ceux, innombrables, qui « comparaissent avec une régularité effarante » devant les tribunaux, écrit la juge Sheilah Martin, au nom de la majorité.

Ceux qu'on enfonce dans l'illégalité en prétendant leur appliquer la même loi qu'à tout le monde.

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Le problème n'est pas cette « suramende », qui existe depuis 1988 et qui sert à financer les programmes provinciaux d'indemnisation des victimes d'actes criminels. Le problème, c'est que le gouvernement conservateur l'a rendue obligatoire en 2013 dans tous les cas, quels que soient les moyens de l'accusé. Les juges n'ont aucune discrétion.

Et elle s'applique pour chaque infraction, que ce soit un vol à l'étalage, un petit trafic, un manquement aux conditions de probation...

« Je connais plusieurs personnes qui ont accumulé des centaines et même des milliers de dollars en suramendes », dit Donald Tremblay, fondateur de la Clinique juridique itinérante de Montréal.

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J'ai rencontré Donald et quelques-uns des étudiants qui travaillent avec lui, cet automne, dans un local de l'UQAM. Ils viennent de toutes les facultés de droit. Ils se pointent dans les refuges de la ville chaque jour et accompagnent ceux qui ont des ennuis avec la justice. Pas pour leur donner des conseils - ils ont un avocat de l'aide juridique. Juste pour leur dire : ta cause est demain... ta cause est dans 15 minutes, viens, on va se rendre à la Cour municipale... Juste pour qu'ils ne ratent pas une convocation, avec en prime une accusation de non-respect de conditions, et un mandat d'arrestation, etc.

« Ils n'ont pas de téléphone, et même dans un refuge, on ne peut pas joindre les gens ; souvent, ils sont désorganisés, ne savent pas où se rendre ni comment. On prend le métro avec eux, on les emmène au bon endroit... »

Et c'est justement pour ces abonnés de la justice que la suramende est une peine absurde.

« Un homme qu'on connaît a 27 dossiers. Ça ferait 2700 $ de suramende. Il a volé 14 $ de nourriture dans une épicerie. Il a volé une bouteille à la SAQ. Il s'est battu avec quelqu'un. Il a des [manquements aux] conditions. Au fait, les deux infractions les plus répandues devant nos tribunaux, ce n'est pas le vol ou le trafic ; c'est le [non-respect des conditions] de probation (commettre une infraction pendant une période où l'on doit garder la paix) et le [manquement aux conditions] (ne pas se trouver à un endroit, ne pas boire d'alcool, se présenter à la cour, etc.). »

Il y a au Québec des programmes de travaux communautaires pour ceux qui n'ont pas les moyens de payer. Mais d'abord, bien des gens sont incapables d'en faire utilement. Et ensuite, quand on a accumulé 3000 $ à faire en temps, on en a pour 300 heures...

Si elles ne sont pas effectuées, hop, la roue des non-respects de conditions se remet à tourner, l'ardoise n'est jamais effacée.

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« À Montréal, je ne connais pas de cas d'emprisonnement pour une suramende impayée, mais je connais des gars qui sont restés en prison pour ne pas la payer, par contre », dit Donald Tremblay. Ne pas faire ses travaux, c'est évidemment une nouvelle infraction... qui elle-même entraîne une suramende... et hop, on fait tourner la roue.

« Un itinérant d'Halifax s'est retrouvé à Montréal, avec des travaux pour une suramende de 200 $. On a appelé pour savoir s'il pouvait les faire à Montréal. Ils ont dit non, il faut qu'il les fasse en Nouvelle-Écosse... »

Tant que la dette n'est pas payée, impossible d'obtenir un pardon. Ça devient pour plein de gens une peine supplémentaire, au lieu d'être une aide au financement.

Dans un des cas devant la Cour suprême, les juges calculent que les suramendes correspondraient à une amende de 23 000 $ si le délinquant touchait le revenu médian canadien.

Pour la plupart des Canadiens, 100 $ est une amende parfaitement raisonnable, reconnaît la Cour. Le financement des programmes d'aide aux victimes également. Mais pour toute une série d'accusés déclassés socialement (parmi lesquels une forte proportion d'autochtones), cela revient à une peine « exagérément disproportionnée ».

L'autre effet absurde de cette suramende impayable, c'est qu'elle engorge un système déjà congestionné avec des affaires inutiles, qui elles-mêmes en génèrent d'autres, vu que le délinquant ne peut pas sortir du cercle vicieux. Bref, même pour « le système », si ce n'est pas cruel, c'est inusité.

L'aspect « mur à mur » est un autre exemple de la bêtise de certaines politiques pénales des conservateurs, qui n'aident en rien à la lutte contre le crime, mais embourbent le système.

Le Parlement pourra rétablir l'ancien modèle et redonner aux juges leur discrétion pour les « clients » sans le sou.

Ça ne réglera pas tous les problèmes de surjudiciarisation des plus pauvres et des plus mal pris d'entre nous. Mais c'est déjà ça de pris, et pour Donald Tremblay, qui travaille au plus bas de l'échelle juridique et sociale, c'est un petit Noël judiciaire.