L'affaire du juge Kavanaugh, ce n'est pas tant l'intrusion du politique dans le système judiciaire américain, mais plutôt l'intrusion du religieux dans le politique.

On ne mesure pas la force du fondamentalisme chrétien dans la vie politique de ce pays tant qu'on ne l'a pas vu en action, sur place. Je me souviens avoir roulé en banlieue de Houston le lendemain de l'élection de Donald Trump en écoutant un preacher se réjouir de la défaite de Hillary Clinton. Combien de gens m'ont dit qu'ils n'avaient pas voté pour elle à cause de sa position sur l'avortement ?

Les plus grandes villes du Texas ont voté largement pour les démocrates. Mais dès qu'on sort de l'orbite urbaine, on entre dans une autre réalité culturelle. Partout, la bande FM offre deux ou trois postes de radio religieuse, « talk radio » ou musique pop chrétienne.

La grande majorité des Américains sont pro-choix. Mais comme pour le contrôle des armes à feu, qui rallie aussi une majorité, ce sont les lobbies organisés qui mènent le jeu politique. Or, depuis ce jugement de 1973 qui a légalisé l'avortement (Roe c. Wade), les conservateurs religieux sont mobilisés pour reconquérir la Cour suprême et défaire ce précédent « immoral ».

Il y a bien d'autres enjeux qui excitent les militants conservateurs, mais celui-là est comme un cri de ralliement : casser Roe c. Wade.

Bien des présidents républicains s'y sont essayés, sans succès. Soit qu'ils n'ont pu nommer assez de juges, soit que ceux qu'ils ont nommés se sont révélés modérés ou même « progressistes », selon les normes politiques américaines.

Mais cette fois, ça y est. Pour la première fois depuis 45 ans, cette majorité morale est à portée de la main. Il est donc hors de question pour les élus républicains de ne pas « livrer » la nomination de Brett Kavanaugh aujourd'hui.

Ne vous fiez pas aux simagrées de ceux et celles qui prétendent être « troublés » par les allégations qui l'entourent. Et même s'il a perdu sa réserve dans un discours politique partisan comme on n'en a pas vu de la part d'un candidat à un poste de juge à la Cour suprême - il a accusé les sénateurs démocrates et même les Clinton d'intriguer contre lui dans une sortie rageuse. Même s'il s'est peut-être parjuré.

Celui-là, on le tient, on le garde, c'est l'envoyé de Dieu.

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Le système judiciaire américain est plus politisé qu'il ne l'était. On ne verrait plus des républicains nommer un John Paul Stevens (retraité, nommé par Ford et républicain affiché) ou un David Souter (retraité, nommé par Bush père).

Mais à la base, faire confirmer les nominations judiciaires du président par le Sénat ouvre la porte au politique. Il est vrai que traditionnellement, les candidats étaient approuvés par de vastes majorités, sinon à l'unanimité des sénateurs.

Mais la situation partisane actuelle n'est pas inédite. Franklin Delano Roosevelt a menacé d'augmenter le nombre de juges à la Cour suprême si elle continuait à casser ses lois progressistes. Barack Obama n'a pas seulement choisi une juriste d'exception en nommant Elena Kagan comme juge. Elle a aussi occupé le poste de solliciteur général sous son administration. Quand le leader des conservateurs, Antonin Scalia, est mort en février 2016, Obama a choisi un candidat qui n'a même pas pu faire l'objet d'un vote dans les 10 mois qui ont suivi.

Mais en même temps, sur papier, le système américain a plus de contrepoids que le système parlementaire canadien. Un président face à un Sénat qu'il ne contrôle pas sera obligé de choisir un candidat de consensus, pas trop coloré idéologiquement.

Au Canada, le premier ministre, très rarement élu avec 50 % des voix, choisit les juges de la Cour suprême et aucune instance parlementaire ne peut bloquer ces nominations (leur retraite est obligatoire à 75 ans). Sa marge de manoeuvre politique est donc bien supérieure.

Si un premier ministre a voulu bousculer la Cour suprême au Canada, c'est bien Stephen Harper. Même s'il a nommé une majorité de juges, la Cour n'en a pas moins déclaré invalides plusieurs de ses lois. L'actuel juge en chef, Richard Wagner, a été nommé par les conservateurs, et pourtant nommé « chef » par les libéraux.

Il y a une différence « culturelle » entre les systèmes judiciaires américain et canadien, dit-on souvent. Ce n'est pas faux. Le système canadien s'inspire de la tradition britannique. Mais qui sait comment les choses peuvent évoluer ? La Charte canadienne est encore bien jeune, elle a 200 ans de moins que celle des Américains. Si jamais un parti était au pouvoir assez longtemps (car ici il n'y a pas de limite de huit ans) pour renouveler la Cour au complet, ce serait beaucoup plus facile au Canada.

La vraie différence, c'est la virulence du combat mené par la droite religieuse aux États-Unis, et la profondeur de ses appuis dans la société. C'est ce qui va mener à la confirmation de la nomination du juge Kavanaugh aujourd'hui. Les élus républicains sont redevables à leur base croyante, fervente, et qui prie depuis longtemps pour cette majorité judiciaire.

Une majorité qui ne représentera que la minorité des Américains.

Mais bon, s'ils ne sont pas contents, qu'ils aillent donc voter, pour une fois.