Trefflé Berthiaume, comme son prénom l'indique, n'est pas né d'hier, vu qu'il est mort il y a 103 ans.

L'homme d'affaires est celui qui a fait de La Presse un journal prospère à la fin du XIXe siècle. Dans ce temps-là, «le plus grand quotidien français d'Amérique» n'était pas une métaphore. Des dizaines de milliers d'exemplaires du journal étaient vendus en Nouvelle-Angleterre, où se sont exilés tellement de Québécois.

Il avait prévu une fiducie et un partage assez compliqué de sa succession. Dès sa mort, en janvier 1915, la chicane entre les héritiers a éclaté. Il y eut des recours devant les tribunaux. Et pour mettre fin aux conflits, une «loi privée» a été adoptée à l'Assemblée nationale du Québec. Les parlements en effet ont le pouvoir d'adopter des lois d'intérêt privé, qui visent une ou quelques personnes. C'est ainsi par exemple que des gens assez riches obtenaient un «bill privé» du Parlement fédéral pour mettre fin à leur mariage avant l'adoption de la Loi sur le divorce en 1969.

Sauf que la querelle a continué. Une deuxième loi privée a été adoptée en 1955, puis une autre en 1961, toujours pour régler les conflits de propriété et d'héritage.

Elles s'appellent «loi concernant la donation fiduciaire et la succession de l'honorable Trefflé Berthiaume» et sont reproduites en annexe de l'Histoire de La Presse que Cyrille Felteau a écrite en 1984. Cela se lit comme des règlements notariés entre différents héritiers. Genre de choses qu'évidemment personne ne lit et qui sont en effet dépourvues d'intérêt.

Sauf que quand, en 1967, l'héritière Berthiaume Du Tremblay a décidé de vendre à Power Corporation, il encore fallu une «loi privée», numérotée 282. C'est encore comme un texte de contrat notarié. Les journaux de l'époque font voir que le souci des élus en 1967 était que La Presse passe entre des mains étrangères. Mais quels qu'aient été leurs soucis, pour que La Presse soit vendue, il fallait un «bill privé», résidu de cette vieille dispute familiale et du testament du vieux Trefflé.

En 2018, si Power Corporation veut vendre ou céder La Presse, il faut encore passer par l'Assemblée nationale. Pas parce qu'il existe une quelconque loi sur la propriété des journaux au Québec. Parce que les litiges entre héritiers de la famille Berthiaume ont été réglés de cette bizarre de manière.

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Ceci a été dit, écrit, répété et compris par tout le monde de bonne volonté. N'empêche : il s'écrit sur La Presse toutes sortes de choses qui frisent le délire.

Je comprends que certains chroniqueurs n'ont plus le temps de faire du journalisme ; je comprends qu'il y a un certain nombre de détails techniques étranges; je comprends aussi que d'autres, politiciens, ex-politiciens ou futurs politiciens, ne peuvent pas résister à la tentation de politiser ce qui se passe.

Mais ça n'autorise pas à dire n'importe quoi.

Ce que le propriétaire de La Presse demande est assez simple et tient en un article : abroger la loi de 1967 et faire de La Presse un journal comme tous les autres. 

Ce n'est pas une faveur, c'est un droit assez clair et évident, car c'est un accident de l'histoire qui a créé ce carcan.

Voilà l'unique chose qui est demandée aux élus de toutes les formations politiques.

Sauf que la demande est arrivée après la date limite pour déposer un projet de loi à Québec. Il faut dans ces cas exceptionnels l'unanimité des députés - les 125 - pour simplement présenter le projet de loi - après quoi chacun peut voter pour ou contre.

Tous les partis ont dit qu'ils ne s'y opposeraient pas, de Québec solidaire au Parti libéral en passant par la CAQ. Le Parti québécois a émis des réserves mais aurait permis un vote sur ce projet de loi. Toutes les centrales syndicales ont appuyé la démarche, la Fédération professionnelle des journalistes aussi.

Une commission parlementaire a néanmoins eu lieu. Chose extraordinaire dans une démocratie constitutionnelle, des membres du pouvoir législatif ont interrogé le propriétaire d'un journal sur ses intentions, ses orientations et les orientations futures du journal dont il veut se départir.

Eh oui, André Desmarais est fédéraliste ! Comme l'a dit en passant Pascal Bérubé du PQ, l'éditorial n'est pas la salle de rédaction, mais qu'importe, le goût d'attaquer les Desmarais est tellement fort, on se permet d'attaquer l'intégrité du journal en passant.

On a posé des questions sur le projet de cession du journal. En effet, La Presse n'appartiendra plus à Power.

Ça ne deviendra pas «un organisme de charité», comme j'ai lu dans différents textes hargneux. La Presse, le journal, ne change pas de statut lui-même. Ne devient pas un «organisme sans but lucratif». 

La Presse passe entre les mains d'une fiducie, qui, elle, sera à but non lucratif. Le Guardian de Londres et l'Inquirer de Philadelphie vivent sous ce modèle.

On peut discuter à l'infini de ce plan, le critiquer, trouver que les mauvais choix ont été faits. Mais... ce n'est pas des affaires du gouvernement! Ce qui est demandé à l'Assemblée nationale n'est ni une subvention ni un statut particulier. C'est l'abolition de la vieille loi.

En refusant que le vote soit tenu sur cette loi, Martine Ouellet force le gouvernement libéral à utiliser le bâillon, et à politiser la décision. Ah ! Les libéraux font une «faveur» de La Presse! C'est ce qu'on peut lire dans les tweets rageurs de Pierre Karl Péladeau.

Sauf que la CAQ et Québec solidaire sont d'accord eux aussi...

Si tout le monde s'était élevé au niveau des principes, l'affaire aurait été réglée en 24 heures.

Parce que si La Presse ne passait pas entre les mains d'une fiducie, elle serait vendue. Le régime de retraite, que Power garantit à 100%, serait en péril - comme les rentes de milliers de retraités. Et on devine que le journal ne serait plus que l'ombre de ce qu'il est.

Tout ça est terminé. Le jeu politique a voulu que ce soit fait à l'arraché.

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Pour la suite des choses, il y a plusieurs questions à poser. Faut-il vraiment subventionner les journaux un jour? Comment?

Comme vous le savez, les magazines canadiens sont largement subventionnés. On a décidé de protéger l'industrie, que ce soit L'actualité ou un magazine de cuisine.

Ça donne des résultats inégaux.

Vous serez intéressés de lire dans le magazine des journalistes, le Trente, les confidences d'un dénommé Michel Therrien, ex-rédacteur en chef de TVA Publications (2005-2016), surnommé le «king du trash».

Il explique comment pour Dernière Heure ou des magazines comme IneXpliqué, on pouvait tourner les coins rond volontairement en allant piger des sujets sur internet avec des vérifications approximatives, sachant qu'on «ne peut pas interviewer un mort». Un autre rédacteur raconte : «On était assis autour d'une table et on partait de n'importe quoi sur internet, on gardait le meilleur, ce qu'on trouvait le plus drôle et chacun allait écrire un article là-dessus. Les photos sont des mises en scène avec des modèles. C'est rien de grave, on faisait juste s'amuser et les lecteurs aimaient ça.»

En 2016, les magazines de Québecor (TVA Publications) ont reçu 12,6 millions en subventions fédérales.

LA PRESSE

Trefflé Berthiaume